Les autels de la peur
coupa la parole en lui sautant au cou. Maximilien, avec une mine de chat outragé, ne put se soustraire à l’embrassade, car les tribunes, dans une effusion de sensibilité patriotique, applaudissaient. Mais à son regard vert et glacial, on pouvait voir qu’il ne portait pas dans son cœur le ministre.
Cependant, Clavière nommé aux Finances, Rœderer lui avait écrit en le priant de faire d’urgence construire la machine prévue par le D r Louis pour l’exécution des condamnés à mort. Clavière répondit que la chose ne concernait nullement les contributions publiques : celles-ci ouvriraient les crédits nécessaires, sur le vu d’un devis. Quant au reste, cela incombait au ministère de la Justice. Entre-temps, Robespierre ayant renoncé à son poste d’accusateur public près le Tribunal criminel du Département de Paris, où il ne siégeait pas, Claude avait été élu, contre l’ancien ministre de la Justice, Duport-Dutertre, pour le remplacer. Devenu ainsi le plus haut magistrat du parquet parisien, il devait déployer d’autant plus d’énergie à faire appliquer l’article 3. Il insista donc auprès de Rœderer. Le procureur-syndic convoqua lui-même le charpentier Guédon, fournisseur ordinaire des bois du bourreau, et lui demanda le devis en question. Celui-ci, qui se montait à 5 600 francs, fit pousser les hauts cris. Les Finances le refusèrent. Pendant ces marchandages, les condamnés attendaient toujours dans leur prison. Un juge, indigné, envoyait à Claude la lettre suivante : « J’ai eu l’honneur, Monsieur, de prononcer à votre réquisition, un verdict capital contre le nommé Pelletier. Il y aura bientôt trois mois de cela, et le malheureux est toujours vivant. Depuis ce temps il connaît le sort qui lui est réservé, chaque instant qui prolonge sa misérable existence doit être une mort pour lui, il en réclame journellement la fin. Son crime a été public, la réparation devait être prompte. Une pareille lenteur, surtout au milieu d’une ville immense, ôte à la loi l’énergie qu’elle doit avoir et compromet la sécurité des citoyens. Au nom de la justice et au nom de l’humanité, je me permets de vous rappeler que l’accusateur public, représentant la nation au tribunal, est responsable devant elle de l’exécution des jugements qu’il a requis en son nom. Pardonnez, Monsieur, à ma franchise : elle tient tout autant à mon état qu’à mes principes, et particulièrement à la grande idée que vous nous donnez de vous-même comme magistrat et comme citoyen. »
Claude, après avoir dicté réponse à son secrétaire, alla voir le procureur-syndic pour lui montrer cette lettre.
« Eh oui, dit Rœderer, je sais tout cela, mais c’est le diable pour faire construire cette machine. Il ne s’agit pas d’un appareil ordinaire. Le sieur Guédon fonde ses exigences excessives sur la difficulté de trouver des ouvriers pour un travail dont le préjugé les éloigne. Avec son devis, Clavière nous lie les mains, comprenez-vous ? On découvrirait sans doute des gens qui répugneraient moins à l’entreprise, mais il ne faudrait pas les contraindre à signer un papier, à livrer ainsi leur nom au public. Cela les éloigne plus encore que leur propre prévention contre un instrument destiné à la mort du prochain.
— Je vous avouerai, dit Claude, que moi-même je ne suis pas très chaud pour m’en occuper.
— Moi non plus. Pourtant c’est indispensable, votre juge a raison. Je vais discuter avec Clavière, tâcher qu’il renonce à son’estimation officielle. Je verrai Sanson, s’il le faut. »
Rentrant rue Saint-Nicaise, Claude, dès le seuil de l’antichambre, aperçut un bicorne et une épée militaire posés sur la console. Il n’en fut pas surpris : Bernard avait écrit depuis plus d’une semaine qu’il quittait Villers-Cotterêts avec le bataillon ramené aux environs de Paris, et qu’il espérait bien avoir le moyen d’y passer au moins vingt-quatre heures.
« Salut, capitaine ! » lança joyeusement Claude en poussant la porte du petit salon où se mêlaient les voix heureuses de Lise et de Bernard. Le fragile soleil d’avril se reflétait au trumeau de la cheminée encadrée par des bibliothèques. Les deux hommes s’étreignirent. « Tu es superbe, mon ami ! » fit Claude en s’écartant à bout de bras pour le considérer. « Il a maigri », dit Lise. « C’est que nous n’avons pas précisément mené une
Weitere Kostenlose Bücher