Les autels de la peur
question travaille de concert avec M. Louis, il promet l’appareil pour samedi. On pourra en faire l’essai ce même jour ou dimanche sur quelques cadavres, et lundi ou mardi les jugements pourront être exécutés », précisait le procureur-syndic du Département. Claude se replongea dans une affaire de faux assignats où la culpabilité de certains complices s’établissait mal. Il resta longtemps sur le dossier, à prendre des notes. Rentrant tard chez lui, il eut la véritable surprise, cette fois, d’y trouver son beau-frère Naurissane. À son air, à celui de Lise, il comprit immédiatement que quelque chose n’allait pas. Déjà Lise s’écriait :
« Oh ! mon ami, Louis a dû s’enfuir de Limoges, on voulait le tuer !
— Oui, mon frère, dit-il, vous voyez un homme chassé de sa demeure et de sa cité. J’ai dû me sauver pour préserver ma vie.
— Comment ça ! s’exclama Claude, stupéfait.
— Il y a eu des émeutes, dit vivement Lise. On l’a pris à parti. On a tiré des coups de feu.
— Allons, allons, mon petit cœur, un peu de calme. Laisse Louis m’expliquer les choses. Et d’abord, où est votre femme ? »
Il pensait que Thérèse ne devait pas être étrangère à tout cela, mais que s’il lui était arrivé malheur Lise l’aurait dit tout de suite.
« Thérèse est restée là-bas. Autant que je sache, elle va bien.
— Bon. Je vous écoute.
— Nous ferions mieux de nous mettre à table, proposa Lise. Vous devez avoir besoin de vous remonter, Louis.
— Je n’ai plus guère d’appétit. Cette affaire m’a bouleversé. » Ils passèrent dans la salle à manger aux boiseries blanches.
Dans la clarté du lustre, Claude reconnut qu’en effet son beau-frère avait l’œil bilieux, la lèvre décolorée.
« Les émeutes se sont produites le 26 et le 27, dit-il, mais c’est l’aboutissement d’une cabale qui remonte loin. Vos jacobins n’ont jamais pu me souffrir. Vous vous rappelez cette lettre des volontaires après mon élection ? Il y a eu ensuite toute une campagne de calomnies, jusque dans les feuilles parisiennes. Votre Gorsas, dans son Courrier des Départements, m’a présenté comme turc de naissance. Les Annales Patriotiques insinuaient que j’avais formé un dépôt de quatre mille fusils et de cocardes blanches en attendant la venue des émigrés. Enfin toutes les sottises les plus extravagantes. Leur insanité a ému le Département lui-même, il a protesté. La vérité, c’est que la clique à Nicaut voulait furieusement reconquérir la mairie. Tout leur était bon pour y parvenir. Ils en ont vu l’occasion dans la disette. En janvier, Limoges manquait tellement de grains, que j’ai fait envoyer mes bons amis Garaud et Mallet dans l’Indre, au titre de commissaires, pour acquérir du seigle. Ils ont réussi à en acheter, mais impossible de le sortir du département. Malgré la loi sur la libre circulation, les populations l’ont retenu en prétendant qu’on voulait les affamer. Garaud et Mallet sont rentrés à Limoges les mains vides. C’est alors que la cabale s’en est donné à cœur joie : on proclama qu’avec les commissaires j’avais monté une comédie et bloqué moi-même le grain à Vatan afin de le diriger sur Coblentz. Vous voyez cela ! Bref, on nomme deux vrais démocrates : Begougne et Janni, on les envoie avec mission de saisir ce seigle et l’amener. À quoi ils ne réussirent pas davantage que leurs prédécesseurs. Tout ce qu’ils ont fait a été de soulever le peuple contre eux, à Châteauroux et à Vatan, d’où il leur a fallu se retirer en hâte. Les voilà revenus, rejetant leur échec sur Garaud, sur Mallet, sur moi-même, se refusant à rendre compte devant mon Conseil et déclarant vouloir s’expliquer en public, toutes autorités réunies. C’était inadmissible, vous comprenez bien ? »
Claude répondit par un vague signe de tête. Inadmissible, évidemment, pour un homme entier comme Louis. Mais, non moins évidemment, refuser aux seconds commissaires une explication publique, cela revenait à fortifier tous les soupçons. La population était dès lors fondée à croire que le maire voulait couvrir certaines manœuvres de ses envoyés : manœuvres compromettantes pour lui.
« Les Jacobins, continua-t-il, poussaient Begougne et Janni, et agitaient le peuple. Le 24, l’effervescence avait pris un aspect inquiétant. Le dimanche, je résolus de porter l’affaire au
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