Les autels de la peur
le salon d’Hercule, devant ce gros homme apathique regardant défiler entre deux barrières, comme du bétail, ceux qui venaient avec ferveur, avec confiance, s’associer à lui pour relever la patrie. Sa patrie, à lui, n’était pas la France. C’était la royauté, c’était le catholicisme romain. Voilà ce qu’il défendait, d’instinct, voilà ce qui lui laissait à présent pour seul espoir le secours de l’étranger. Et voilà ce qui obligeait à s’insurger contre lui, sans haine, pour le déchoir parce que l’irrémédiable de son caractère et de sa personnalité mettait la nation dans le plus grand péril. Louis lui-même ne gardait plus d’illusion. « Que de chagrins pourraient être effacés. » Ce conditionnel pessimiste montrait combien on comptait peu sur un « retour à la sagesse », et que c’était là l’ultime appel avant l’épreuve des forces. Le dimanche, au matin, un placard, provenant sans doute du Club français, prévenait la population contre les fédérés de Marseille. On les annonçait comme des égorgeurs. « Parisiens, c’est vraiment aujourd’hui que la patrie est en danger. Qu’est-ce que ces Marseillais ? Des bêtes féroces qui ont déjà rempli le Midi de carnages et de désastres. Ce qu’ils veulent, c’est le renversement de tous les privilèges, c’est le meurtre de tous ceux qui, jouissant par les moyens légitimes d’une honnête aisance, ont quelque intérêt au maintien de l’ordre. Ce qu’ils prétendent, c’est asservir le peuple français à la plus avilissante des servitudes. Leur plan est arrêté : ils arrivent avec des tables de proscription, et le nom de Louis XVI est en tête de liste. »
Dans la relevée, Danton vint avec sa voiture chercher Claude. Il y avait Desmoulins et Fabre d’Églantine. Dubon était déjà parti avec Legendre. « J’espère, dit Claude, que Marat ne compte point parmi les conjurés. Je ne voudrais pas voir un personnage si sanguinaire tremper dans cette entreprise.
— Bah ! Marat n’est pas tant féroce, répliqua Danton. Il exagère beaucoup l’expression de ses sentiments. Au reste, sois tranquille, nous l’avons laissé à l’écart.
— Et Robespierre ?
— Il… il ne peut pas venir », répondit brièvement Camille.
Danton eut un sourire moqueur mais ne dit rien. Sur la place de la Bastille, on tourna pour longer les anciens fossés de Paris, puis on suivit la Seine. Ses eaux très basses découvraient des racines empouacrées de limon. L’atmosphère était de plus en plus étouffante. La jument, que Danton cependant ne poussait pas, se couvrait d’écume et répandait une forte odeur ammoniacale. Lui-même, le chapeau en arrière, la cravate desserrée, suait puissamment, comme il faisait toute chose. « Nom de nom ! dit-il, pour conspirer par cette foutue température, il faut avoir vendu son âme. Eh ! bon sang, je la donnerais pour un fauteuil dans une cave à six pieds sous terre avec du bon vin bien frais ! » Desmoulins, dont le foie, sans doute, supportait mal la canicule, tournait du bistre, la couleur ordinaire de son teint, au verdâtre. Seul, le superbe Fabre ne paraissait point incommodé. On traversa le hameau de Bercy, décoloré par la fausse lumière que filtrait le coton des nuages. « Si… hon, hon, ce sacré orage pouvait éclater ! » gémit le pauvre Camille. « Un bon orage ca… carabiné, avec de bonnes ca… cataractes. »
À Charenton, sous les premiers ombrages des bois de Vincennes où il aurait dû faire moins lourd, l’air n’était pas plus respirable. Mais la température ne semblait qu’exciter l’ardeur des cinq cents jeunes hommes qui venaient d’envahir le village aux maisons dispersées parmi les jardins maraîchers, les boqueteaux, les prairies sèches. Cinq cents jeunes hommes durcis et recuits par un mois de route. Avec leurs longs cheveux noirs, leurs dents plus blanches dans ces visages bruns, leurs chemises et leurs pantalons que le voyage n’avait point épargnés – la plupart pieds nus, quelques-uns le fusil en bandoulière, d’autres avec des sabres, des piques – ils avaient un air sauvage. Ce n’était pas un bataillon, c’était une horde turbulente et joyeuse. Certains, leur peu de vêtements dépouillé, se jetaient dans la rivière, s’y bousculaient, s’aspergeaient les uns les autres de cette eau tiède et jaune, avec de grands bruits mouillés, de grands rires, tandis que les ménagères
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