Les autels de la peur
charentonnaises se hâtaient de faire rentrer leurs ingénues.
Non loin du pont dominé par sa croix de fer, dans une auberge entourée d’un vaste jardin, Barbaroux, Rebecqui conféraient avec Santerre, Legendre, Dubon et autres Cordeliers, les principaux des fédérés, le maire et les patriotes de Charenton, tout en s’abreuvant de bière. Danton, Claude, Fabre et Desmoulins les rejoignirent. Un peu plus tard, survinrent Alexandre, Lazouski, le populaire Gonchon, Panis, beau-frère de Santerre, qui était assurément ici l’oreille de Robespierre. Mais on ne dit là rien d’important. On s’accorda sur la nécessité de déposer le Roi, de destituer La Fayette, sur les mesures à prendre pour faire partir les fédérés dès l’aube, de façon qu’ils fussent à la Bastille dans la matinée. Puis on s’attabla. Le banquet patriotique, animé, bruyant, fort arrosé, dura plus de deux heures. Claude mangeait peu, buvait encore moins, et s’énervait. En revanche, Danton, tonitruant, suant, débridé, ne perdait ni un coup de fourchette ni un coup de vin. La chaleur ne lui coupait nullement l’appétit. En corps de chemise, le col ouvert, cramoisi, il était d’une vulgarité superbe, tel qu’un riche maître fermier présidant un repas de moissonneurs. « Enfin, ne sommes-nous ici que pour banqueter ? lui dit Claude.
— Patience, patience, mon bon. Tout viendra en son temps. Il faut chauffer le zèle de ces braves gens-là. »
Il était huit heures passées. Avec le soir, les nuages tournaient à l’encre et leurs ventres épais se teignaient de reflets ici sulfureux, là vineux, cuivrés. Déjà commençait de se répandre une pénombre aux couleurs pourries, plus moite encore que le jour. Dans le vacarme des chants confondus, des rires, des conversations beuglées au milieu des tintements de la vaisselle et des verres, on entendait parfois de sourds roulements. « Voi… voilà l’orage, peut-être », fit Camille. À ce moment, Rebecqui se leva en tapant sur une bouteille. « Tous ensemble, mes amis, lança-t-il pendant que les bruits s’éteignaient de proche en proche, tous ensemble pour l’ Armée du Rhin. Attention ! »
Il compta jusqu’à trois. Le tonnerre retentit au loin, et en même temps les cinq cents voix des Marseillais attaquèrent un chant grave, saisissant dès les premières mesures :
Allons, enfants de la patrie !
Le jour de gloire est arrivé.
Contre nous de la tyrannie
L’étendard sanglant est levé,
L’étendard sanglant est levé…
L’hymne clamait l’indignation des Français devant les cohortes étrangères qui menaçaient de les rendre à l’antique esclavage, d’égorger leurs fils et leurs compagnes, de faire la loi dans leurs foyers. Il appelait à la lutte contre les tyrans et les perfides dont les trames allaient recevoir leur châtiment. Tout, annonçait-il aux despotes, aux complices de Bouillé,
Tout est soldat pour vous combattre.
S’ils tombent, nos jeunes héros,
La terre en produit de nouveaux,
Contre vous tous prêts à se battre…
C’était bouleversant. Le rythme majestueux et vif à la fois, les paroles qui exprimaient si exactement ce que chacun sentait, tout enfin dans ce chant de colère et d’héroïsme, qui semblait jaillir du cœur même de la France pour répondre à la provocation de Brunswick, « des traîtres, des rois conjurés », tout prenait aux entrailles, serrait la gorge, mettait des larmes dans les yeux. Claude ne put retenir les siennes lorsque l’hymne, s’élevant au sublime, se fit invocation :
Amour sacré de la patrie
Conduis, soutiens nos bras vengeurs.
Liberté, liberté chérie,
Combats avec tes défenseurs !
Tout le monde autour des tables s’était dressé pour reprendre avec les Marseillais le refrain. Dans l’ombre sulfureuse, sous ce ciel menaçant qui accompagnait le chant de roulements et de lueurs pareils à ceux d’une canonnade, le chœur grondait :
Aux armes, citoyens ! formez vos bataillons !…
Quand les voix se turent, il y eut un silence provoqué par l’émotion, puis un tumulte d’applaudissements, d’exclamations, de questions. Les Marseillais en avaient l’habitude. Partout où ils passaient, où ils entonnaient ce chant composé pour l’armée du Rhin par un certain Rouget de l’Isle, et dont ils avaient fait leur hymne à eux, ils soulevaient le même émoi, le même élan patriotique.
« Sur cet air, le peuple de Paris va marcher comme un
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