Les Bandits
socialement
justifié aux yeux des pauvres, pour le moins aussi longtemps qu’il ne s’appliquait
qu’aux riches. Quant à ces derniers, dans la mesure où tout riche chinois est
voué à être enlevé tôt ou tard, ils avaient toujours une somme d’argent mise de
côté pour servir de rançon [101] .
C’est donc une erreur que de considérer les bandits comme
des enfants de la nature, occupés à faire rôtir des cerfs dans les bois. Un
chef de brigands prospère entretient avec le marché et l’univers économique qui
l’entoure des rapports aussi étroits qu’un petit propriétaire terrien ou un
fermier aisé. De fait, dans les régions économiquement arriérées, ses activités
peuvent se rapprocher de celles des gens dont le métier consiste à voyager, vendre
et acheter. Il a pu arriver que des marchands de bestiaux ou de cochons des
Balkans soient en même temps chefs de bandits, tout comme, à l’époque
préindustrielle, des capitaines de vaisseaux marchands étaient un petit peu
pirates (ou
vice versa
) quand
les bons offices des gouvernements n’en faisaient pas des corsaires, c’est-à-dire
des pirates officiels. L’histoire de la libération des Balkans comprend plus d’un
héroïque marchand de bestiaux connu comme chef de bande, par exemple Georges le
Noir en Serbie et Kolokotrones en Grèce ; et dans l’histoire du banditisme
dans les Balkans on trouve aussi, nous l’avons vu, des
haïdoucs
qui, pour un temps, « revêtent
l’habit du marchand » et se lancent dans le négoce. Quand nous voyons des
bandits originaires de la campagne corse ou sicilienne se transformer en
mafiosi
, hommes d’affaires capables de
déceler avec autant de flair que n’importe qui les possibilités économiques
offertes par le trafic international de la drogue ou la construction d’hôtels
de luxe, nous avons tendance à être stupéfaits. Mais, en fait, le vol de bétail,
où bon nombre d’entre eux ont fait leurs premières armes, est une activité qui
élargit l’horizon économique d’un paysan ou qui, tout au moins, met les hommes
en contact avec des gens dont les horizons sont plus vastes.
Le bandit n’est pourtant pas, économiquement parlant, un
personnage très intéressant et, dans les manuels consacrés au développement de
l’économie, il ne mérite probablement pas plus d’une ou deux notes en bas de
page. Il contribue à l’accumulation locale de capital – accumulation qui est
sans aucun doute ou presque le fait de ses parasites et non de lui-même, car il
dépense sans compter. Là où il pille les voyageurs et les marchandises de
passage, son influence économique peut être analogue à celle du tourisme, qui
consiste également à extraire un certain revenu des étrangers : en ce sens
les brigands des monts sardes et les gens qui mettent en valeur la Costa
Smeralda de l’Aga Khan sont peut-être des phénomènes économiques analogues [102] . Le véritable
intérêt des relations économiques des bandits ne réside donc pas dans leur
influence, mais dans la façon dont elles éclairent la situation du bandit dans
la société rurale.
En effet l’aspect crucial de la situation sociale du bandit,
c’est son ambiguïté. Le bandit est un homme à part et un rebelle ; c’est
un pauvre qui refuse d’accepter le rôle traditionnel des pauvres et qui
acquiert sa liberté au moyen des seules ressources dont il dispose, à savoir la
force, la bravoure, la ruse et la détermination. Cela le rapproche des pauvres
– il est l’un d’entre eux – et l’oppose à la hiérarchie du pouvoir, de la
richesse et de l’influence, dont il ne fait pas partie. Rien ne fera d’un
brigand paysan un « gentilhomme », car, dans les sociétés où les
bandits abondent, l’aristocratie et la noblesse terrienne ne se recrutent pas
dans les rangs du peuple. En même temps, le bandit est inévitablement attiré
dans les réseaux de la fortune et du pouvoir car, à la différence des autres
paysans, il acquiert des richesses et exerce un certain pouvoir. C’est « l’un
d’entre nous », toujours sur le point d’être assimilé aux « autres »
et, plus il réussit en tant que bandit, plus il est à la fois le représentant
et le champion des pauvres
et
un élément du système des riches.
Il est vrai que l’isolement de la société rurale, le fait
que les rapports sociaux y sont ténus et intermittents et, de façon générale, l’aspect
primitif de la vie rurale permettent
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