Les chevaliers de la table ronde
« Qu’il en soit donc ainsi ! reprit
la jeune fille, puisque tu le veux de ta propre volonté ! Mais je sais que
tu ne la porteras pas plus de deux mois sans t’en repentir. Et je vais te dire
quelque chose d’encore plus extraordinaire, et tout aussi véridique : avant
la fin de cette année, tu te battras contre un chevalier qui te tuera et que tu
tueras au cours du même combat. C’est parce que je voulais éviter pareille
infortune au bon chevalier que tu es que je voulais reprendre cette épée, car, Dieu
m’en est témoin, je l’aurais mise en sûreté et aucun homme n’aurait pu s’en
servir ! Maintenant, si tu la veux, prends-la, mais sache bien que c’est
ta mort que tu emportes avec toi ! »
Merlin s’approcha et dit : « Si tu m’en croyais, tu
redonnerais cette épée à la jeune fille, et tu t’en irais bienheureux de ton exploit !
– Non ! s’écria Balin avec force. Ce que j’ai dit est dit, je prends l’épée,
dût-il m’en coûter la vie ! » Et, s’adressant à son écuyer, il ajouta :
« Apporte-moi mes armes et prépare mon cheval ! Je ne veux pas rester
plus longtemps dans cette cour où j’ai bien vu dans quel mépris on tient les
hommes de mérite s’ils ont le malheur d’être pauvres et sans renom ! »
L’écuyer partit aussitôt exécuter ses ordres. Le roi Arthur était tout confus
de ce qui venait de se passer. Il alla vers Balin et lui dit : « Seigneur
chevalier, pardonne-nous notre manque de courtoisie. Je suis tout prêt à t’en
faire réparation de la façon que tu jugeras bonne. Tout ce que tu me demanderas,
je te le donnerai si je le peux et si cela n’est pas contraire à mon honneur ni
à celui de mes compagnons. Ne sois pas aigri par des paroles blessantes qui ont
pu t’être adressées sans méchanceté véritable, et viens prendre ta place à la
Table Ronde.
— Jamais je ne reviendrai sur ce que j’ai dit, répondit
simplement Balin, et aucun présent, aucun honneur ne pourra me faire changer d’avis. »
Merlin s’approcha et lui dit : « Tu as grand tort, car cette aventure
tournera mal non seulement pour toi, mais pour tous ceux du royaume ! – Je
n’ai pas besoin de tes conseils », répliqua Balin. Et, sans plus attendre,
il partit sans prendre congé, ni du roi ni de tous ceux qui se trouvaient là. Mais
il n’était pas plus tôt sorti qu’une femme fit son apparition dans la salle, montée
sur un cheval pie. Sans descendre de sa monture, elle s’écria à l’adresse du
roi : « Arthur, tu me dois une récompense, car je suis celle qui te
donna de l’eau dans la grande lande, alors que tu étais assoiffé, en compagnie
de Kaï et de Bedwyr. T’en souvient-il ? Cette récompense que tu me dois, je
te la réclame devant tous les chevaliers ici présents ! » Arthur
regarda attentivement la femme et la reconnut. « C’est juste, dit-il, que
demandes-tu ? Si je le peux, tu obtiendras satisfaction. – Je veux, dit la
femme, la tête de la jeune fille qui vient d’apporter l’épée, ou bien celle du
chevalier qui a réussi à la détacher. Et sais-tu pourquoi je te fais une telle
demande ? Parce que ce chevalier a tué un de mes frères, homme de grand
mérite et bon chevalier, et parce que cette jeune fille a fait tuer mon père
autrefois. Je veux être vengée de l’un ou de l’autre, et c’est à toi de choisir. »
L’assistance fut effrayée du ton véhément qu’avait pris la
femme en présentant cette demande pour le moins surprenante. « Dame, dit
Arthur, je t’en supplie, au nom de Dieu, demande-moi autre chose ! Je me
conduirais de façon détestable en te donnant satisfaction, car ni moi ni ceux
qui sont ici n’avons quelque raison de nous plaindre de ce chevalier ou de
cette jeune fille ! – Il en sera pourtant ainsi », s’obstina la femme.
Cependant, Balin avait entendu ce que disait la femme. Il
rentra dans la salle et alla directement la trouver : « Femme ! s’écria-t-il,
voici plus de trois ans que je te cherche en vain ! C’est toi qui as
empoisonné mon frère et, comme je n’ai pas pu te trouver pour satisfaire ma
haine, j’ai tué ton propre frère. Ainsi justice a été faite. Mais cette justice
n’est pas complète, et puisque tu es là, je vais pouvoir la parfaire aux yeux
de tous. » Il saisit alors son épée, bondit sur la jeune femme et la frappa
avec une telle violence qu’il la décapita. Il remit son épée dans le fourreau, ramassa
la
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