Les chevaliers du royaume
chemin ?
Morgennes se remémorait quelques paroles, récentes, de Guillaume : « Il importe assez peu, Morgennes, que tu sois juste, pourvu que tu t’efforces de l’être. Que tu sois préoccupé de justice suffit à te distinguer de la masse des hommes. Il en est de même pour la vérité. Cherche-la. Tu ne la trouveras jamais, parce qu’elle n’est pas de ce monde. Mais du moins t’en approcheras-tu. Car s’il est difficile de l’atteindre, en revanche, il est facile de s’en éloigner. Et celui qui s’en tient à l’écart le sait… »
Un autre visage se superposa à celui de Guillaume ; le visage, plus jeune, d’Alexis de Beaujeu, dont les traits émaciés et le regard soucieux disaient quelles graves pensées le hantaient, quelles responsabilités pesaient sur ses épaules.
Morgennes revint à lui, juste à temps pour entendre les dernières paroles du discours d’Alexis :
— Ce qui commence à Jérusalem finit à Jérusalem.
— Pardon ? dit Morgennes.
Beaujeu fit quelques pas dans la pièce, allant d’une fenêtre à l’autre, jetant de rapides coups d’œil au-dehors, puis se tourna vers son ami :
— Tu n’écoutais pas, n’est-ce pas ?
— Je dois avouer que non.
— Hum…
Le commandeur avait l’habitude des absences de Morgennes. À quoi étaient-elles dues ? Il les mettait sur le compte de son séjour en prison, puis de sa fuite, peu après avoir récupéré les larmes d’Allah, bien des années auparavant. Depuis, Morgennes avait changé.
Alexis s’étonnait de son manque apparent de sensibilité. Pourtant, Dieu sait si Morgennes avait du cœur. Mais il vivait comme en retrait de ses sentiments, ne les retrouvant qu’en de rares instants. Pour le reste, c’était une forteresse. Morgennes était comme le krak des Chevaliers, perché en haut de sa montagne.
— Voici quel est mon plan, annonça Beaujeu. J’aimerais que tu apportes la Vraie Croix à Jérusalem.
— Mais… et Rome ?
Alexis eut un geste de la main :
— Rome, Rome… Rome n’aura pas à se plaindre, elle aussi aura sa Vraie Croix.
Le commandeur du krak se pencha vers le Saint Bois que Morgennes avait rapporté de l’oasis des Moniales :
— Est-il possible que pendant toutes ces années la Vraie Croix ait été cachée là-bas, à l’insu de tous ? Nous n’aurions alors fait qu’adorer un faux Dieu, une idole…
— Non, dit Morgennes.
— Comment ça ?
— Dieu s’incarne où Il Lui plaît. La Sainte Croix que nous avons adorée jusque-là était aussi vraie que celle de l’oasis. D’une certaine façon, c’est l’adoration qui fait la Croix, pas le bois.
— Je vois. Mais alors, combien de Vraies Croix peut-il y avoir ?
— Une infinité. Autant que de croyants en tout cas…
Beaujeu se pencha pensivement par la fenêtre aux lourds rideaux de laine blanche et contempla la montagne.
— Quelle beauté !
Morgennes regarda avec lui les encaissements et les monts escarpés du djebel Ansariya, qui s’égrenaient jusqu’à l’horizon, au-delà duquel on devinait la mer, ou du moins son reflet.
— Pourtant, il y a dans ces montagnes tant de choses différentes. Des forteresses aux mains des Assassins, des places fortes templières, nous-mêmes, des bergers…
Beaujeu revint au milieu de la pièce – sa chambre, qui se situait par tradition au sommet de la plus faible des treize tours du krak :
— Ta mission n’est pas terminée, non. Tu rapporteras la croix tronquée à Jérusalem, qui en a plus besoin que Rome. Rome, elle, aura ceci…
Il toucha du doigt la Vraie Croix, celle des Moniales.
— S’il plaît à Dieu que Rome reconnaisse en elle celle sur laquelle le Christ a été crucifié, eh bien, ainsi soit-il. Sinon…
Morgennes termina sa phrase pour lui :
— Le Temple aura gagné.
Beaujeu serra le poing et l’abattit sur la table, faisant sauter les hanaps :
— Cela n’arrivera pas, foi jurée !
Son regard enfiévré ne quittait pas Morgennes…
Quelques instants plus tard, Morgennes et Beaujeau descendirent dans la salle principale afin d’y prendre leur repas en compagnie des autres chevaliers de la maison. Une trentaine de pauvres, venus des contrées environnantes, partageaient le déjeuner des Hospitaliers, conformément à l’usage qui voulait que, lors de la mort d’un frère, on nourrisse un pauvre en son nom pendant un nombre de jours dépendant de son rang.
Tous mangeaient dans un silence rythmé par la
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