Les chevaliers du royaume
Il se pourrait même que, lassés l’un de l’autre, ils commettent des impairs, Balian préférant au joug d’un chrétien odieux la tutelle d’un sultan réputé pour sa tolérance et sa bonté. Ce système avait parfaitement fonctionné quand Saladin avait mis à profit ses liens d’amitié avec Raymond de Tripoli pour miner la communauté chrétienne de Terre sainte.
Mais Saladin devait agir rapidement. Ses hommes commençaient à trouver le temps long. Beaucoup voulaient rentrer chez eux, d’autant qu’il leur avait interdit de piller. Déjà, ces chacals de Maraykhât avaient trahi. Saladin avait donné l’ordre de mieux surveiller les bédouins – il avait besoin d’eux, Bagdad n’ayant pas envoyé les renforts espérés.
Il avait établi son camp au nord de la ville, non loin de la porte de Damas – que les Franjis appellaient porte Saint-Étienne. De l’autre côté, les toits orange de l’église Sainte-Marie-Madeleine le narguaient. Saladin se promit d’en faire une mosquée, une fois Jérusalem en son pouvoir.
Quelques jours plus tôt, pressentant que Saladin allait attaquer, des bourgeois avaient demandé à le rencontrer. Il se trouvait alors à Ascalon. Habiles négociateurs, ils avaient obtenu du sultan des conditions qui leur paraissaient favorables, mais une éclipse de soleil avait eu lieu à l’instant où ils allaient lui remettre les clés de la ville. Poussant les hauts cris, prenant peur de ce qu’ils interprétaient comme un signe de colère divine, les bourgeois avaient imploré Saladin d’oublier leur démarche et de ne pas en tenir compte. Une fois encore, le sultan avait eu un geste, disant qu’il comprenait, et leur avait donné une escorte pour qu’ils puissent rejoindre Jérusalem en toute sécurité et chargés de cadeaux. La manœuvre était aussi habile que sincère sa générosité : les voyant revenir, couverts d’or et de robes d’apparat, bien des Hiérosolymitains avaient trouvé Saladin plus charitable que le destin, et demandé qu’on l’accueillît à bras ouverts.
Châtillon avait fait capturer et périr sous la torture quelques-uns de ceux qui murmuraient de telles paroles, afin que dans la ville on n’entendît plus que la phrase : « Résister ou mourir. »
Pour les curieux accoudés aux créneaux des murailles, où des monceaux de pierres et des tonneaux d’huile étaient montés jour et nuit par la population, ce fut comme si le crépuscule se prolongeait indéfiniment. En effet, alors que le soleil venait de se coucher, ses feux restaient accrochés au fer des lances mahométanes, si nombreuses qu’elles gardaient la nuit au loin – ce qui se confirma quand tous les braseros du camp sarrasinois s’allumèrent, faisant pâlir la plaine d’étoiles qui inondait le ciel. Les bannières claquaient par centaines au vent nocturne, invisibles dans leurs habits noirs, remarquables à la façon dont elles masquaient les feux – dans des palpitations de lumière.
Les habitants de Jérusalem observaient ce spectacle en tremblant, à la fois excités et inquiets, se demandant quand Saladin donnerait l’assaut.
— C’est beau, quand même ! lâcha malgré lui un bourgeois.
Mais des voix s’élevèrent aussitôt :
— Ne chômez pas ! Au travail ! Au travail !
Il s’agissait des Templiers blancs, qu’Héraclius et Balian avaient chargés d’encadrer les troupes. Faute de soldats en nombre suffisant, il avait fallu recruter parmi les civils, mobiliser les bourgeois, adouber les jeunes nobles, donner à des écuyers le commandement de pelotons, former au maniement des armes ceux dont le bras était assez vigoureux. Quand les armes manquaient, on donnait aux hommes des fourches, des pelles, des pioches ou des marteaux et, aux femmes, des balais, des ciseaux, de longues épingles ou des poêles à frire. On faisait rougir des tisons dans des braseros placés aux coins des rues. Algabaler et Daltelar, les deux derniers chevaliers de Jérusalem, vieillards dont l’aigreur et la fainéantise le disputaient au vice et à la peur, s’enfermèrent chez eux. On dut, pour les déloger, menacer de raser leur logis et de les pendre aux créneaux afin de montrer aux Sarrasins le sort qui attendait les paresseux. Les deux chevaliers furent chargés des travaux de défense. On pensa, avec justesse, que personne mieux qu’eux ne prendrait les précautions qui s’imposaient pour empêcher les Sarrasins d’entrer. Ils firent monter devant
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