Les chevaliers du royaume
vocales.
— Qu’y avait-il à regarder ? demanda Beaujeu.
— Un serpeeeeent ! répondit Rufinus.
— C’est-à-dire ? insista Beaujeu.
— Ceci ! fit Morgennes.
Dégainant Crucifère, il coupa un, puis deux, puis trois, puis toute une série de cierges. Chacun recélait un aspic, enroulé sur lui-même.
— Sacrilège ! s’écria Beaujeu. Mais qu’est-ce que c’est ?
Taqi ramassa quelques morceaux de cierges coupés en deux, les observa et les montra à Beaujeu.
— Regardez ! Les serpents sont coulés dans la cire, où ils s’endorment. La chaleur de la flamme les réveille. Ils sortent alors des bougies et vont mordre le premier venu. C’est un miracle que Cassiopée leur ait échappé ! Le krak est plein de ces serpents. Heureusement que nous les avons retrouvés, dit-il en écrasant sous son talon ceux qui étaient tombés sur les dalles de la réserve, encore engourdis.
Rufinus pleurait à chaudes larmes. Il demanda à Morgennes de lui « moucheeer le neeez ». Après avoir soufflé de toute la force de ses poumons inexistants dans le chiffon, il reprit :
— C’est Siiiinaaaan ! Il a des alliiiiiiés iciiii ! Puiiiiisssaaants !
— Je m’en doute, dit Beaujeu. Déjà, comment se fait-il que ces cierges…
Il était tellement en colère qu’il ne put finir sa phrase. Il ouvrit rageusement la porte de la sacristie et appela les gardes :
— Qu’on aille me chercher le frère chapelain !
Le premier garde était parti quand Beaujeu rouvrit la porte et ajouta :
— Et le frère infirmier !
Interrogés, les deux hommes révélèrent – pour le frère chapelain – que les cierges étaient des dons faits par des pauvres, en remerciement pour les repas offerts. Apparemment, ceux-ci les fabriquaient eux-mêmes.
— Terminé, les repas pour les pauvres ! Terminé, les pauvres au krak des Chevaliers !
Et d’ajouter, parce qu’il rechignait à se montrer aussi dur :
— On leur jettera à manger du haut des remparts !
Le frère chapelain se promit de jeûner pendant quarante années de suite, autant dire, jusqu’à la fin de ses jours. Quant au frère infirmier, il avoua :
— Que vous dire : c’est cette face diabolique, elle m’a ensorcelé avec ses belles paroles ! J’en ai encore la tête comme un chaudron, mes oreilles tintent encore et mes pieds, ah, mes pieds !
Le pauvre homme se prenait le front dans les mains, et tapait du pied par terre. Rufinus le regardait en faisant de grands « Ooooh ! », comme s’il trouvait qu’il exagérait.
— Mais enfin, Rufinus, demanda Beaujeu, que vous a promis Sinan pour que vous fissiez cela ?
— Un coooorps ! sanglota Rufinus.
Et de se moucher à nouveau, dans le chiffon de Morgennes.
Le soir même, l’affaire était réglée.
On arrêta tous les pauvres qui se trouvaient au krak, afin de les fouiller. Certains avaient sur eux des cierges dissimulant des aspics, et furent exécutés sur-le-champ. Beaucoup plaidèrent vainement leur cause, affirmant : « On nous a demandé de vous les donner, ce n’est pas notre faute ! » Mais il était impossible de savoir s’ils disaient vrai et l’on préféra ne pas prendre de risques. On les tua comme les autres. Cassiopée, dont l’envoûtement se dissipait peu à peu, donna elle aussi sa version des faits : « Les inscriptions tracées le long des cierges étaient des incantations magiques dont la puissance redoublait avec l’odeur dégagée par la cire en brûlant. Le premier ordre reçu était d’allumer la bougie. Ensuite, on ne pouvait plus ni bouger ni parler. »
Cassiopée, paralysée, avait donc vu avec horreur l’aspic se dégager de son fourreau de cire tel un oisillon sortant de sa coquille, et se diriger lentement vers elle. Mais, curieusement, elle n’avait pas été mordue. (À ce passage, Taqi eut un léger sourire, et regarda les nombreux tatouages de sa cousine. Certains avaient la réputation d’éloigner les serpents. L’explication devait certainement se trouver là.) Ensuite, le reptile s’était dirigé vers le comte de Tripoli, qui était endormi, et l’avait mordu.
En examinant le corps de Tripoli, on trouva la trace de la morsure. En fouillant sa chambre, on trouva l’aspic.
— Les événements se précipitent, fit observer Morgennes. Autrement, Sinan aurait attendu la Noël pour vous tuer tous, dans la chapelle, quand vous auriez utilisé les cierges pour les fêtes.
— Mais quel intérêt
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