Les chevaliers du royaume
dit-il. On dirait que la destruction de l’oasis des Moniales ne l’a pas affecté…
— Ce n’est pas le cas, expliqua Morgennes alors que Yemba et son escorte d’Hospitaliers disparaissaient derrière une colline. Mais il n’en montre rien. Yemba ne montre de la vie que ce qu’il aimerait y voir : de la joie.
Comme pour les saluer, alors qu’il passait à son tour de l’autre côté de la colline, l’éléphanteau leva la trompe et barrit une dernière fois. Enfin, Morgennes et les siens gagnèrent le bac, manœuvré par des soldats de Saladin. Grâce à Taqi, ils purent traverser sans encombre.
L’étrange équipage continua sa route vers le couchant, avant d’obliquer légèrement vers le midi. Ernoul marchait au côté de Morgennes, avec Taqi. Yahyah, monté sur un poulain, suivait avec Babouche. Puis venaient Cassiopée et Simon – qui portait la croix tronquée, dont il avait glissé un fragment dans son aumônière. Quant à Massada, qui pleurait le départ de Carabas – parti avec Yemba en direction de la mer Morte –, il empestait la charogne. La lèpre avait encore gagné du terrain. Bientôt il devrait se résigner à prendre une crécelle et à s’envelopper de bandelettes. Pareils à une terre privée d’eau, ses bras, ses jambes, son torse s’étaient couverts de craquelures. Ses membres avaient gonflé ; ses articulations étaient constellées de plaques cuivrées ; ses doigts disparaissaient dans des concrétions grisâtres, préfigurations de notre lot à tous : la poussière. Massada mourait par petits bouts, s’abîmant dans de profonds monologues avec Rufinus, qui, étant bâillonné, l’écoutait mais ne pouvait lui répondre autrement qu’en clignant des yeux. À moins que ce ne fût à cause du sable.
Massada parlait souvent de sa femme, qui lui manquait cruellement.
— Depuis qu’elle est partie, je m’en vais également. C’est plus fort que moi.
Morte, elle se parait à ses yeux de toutes les qualités, redevenait celle dont il était tombé amoureux, autrefois. Celle qu’il avait épousée. Ces derniers temps, elle n’avait plus été pour lui qu’un vieux vêtement, une cape un peu lourde, au tissu épais, et qu’on a trop portée. Ce qui l’avait conduit à changer d’attitude, surtout, c’était la venue de Cassiopée. Massada s’ennuyait dans son échoppe, quand il avait vu dans le ciel un faucon. Il avait fait quelques pas dans la rue pour mieux voir cet oiseau, qui décrivait des cercles comme à la recherche d’une proie.
L’oiseau s’était posé sur l’auvent de sa boutique.
— Sans doute attiré par ses coloris rouge et jaune, expliqua Massada à Rufinus. Des curieux levaient le nez pour admirer ce magnifique oiseau, qui venait de choisir mon échoppe pour perchoir. M’emparant d’un long bâton, que je vendais comme étant celui à l’aide duquel Moïse avait ouvert la mer Rouge, je m’apprêtais à l’en chasser, quand une voix me dit :
« N’y touchez pas ! »
Je regardai alentour, et vis une superbe jeune femme. Malgré ma petite taille, elle n’était pas beaucoup plus grande que moi. Châtain, les yeux bleus, il émanait de sa personne une force incroyable, un charme fantastique. D’une certaine façon, elle seule avait fini d’être créée. Sa beauté était secondaire – aurait-elle été laide, la plus laide d’entre toutes, que tout aurait été pareil. Elle était extraordinaire. Ses mouvements étaient coulés, d’une souplesse animale. Certaines personnes suivent la route, d’autres, plus rares, donnent l’impression de la tracer. Elle est la route. Celle que l’on aimerait suivre, jusqu’au bout. Je la regardais, fasciné, plus ému que si l’oiseau m’avait parlé. Elle me dit, désignant le faucon du regard :
« Elle pourrait vous blesser. »
L’oiseau sauta de l’auvent sur son poing, et la jeune femme ajouta :
« On dit que vous êtes le meilleur marchand de reliques de toute la Terre sainte. Est-ce vrai ?
« — Oui, certainement, répondisse.
« — Alors, conseillez-moi. »
Je fis de mon mieux, proposant à cette femme trop étonnante pour être vraie les plus beaux articles de mon magasin. Elle m’acheta énormément de reliques, toutes fausses. Elle préférait les plus petites, pour les emporter avec elle. « Une par personne que j’ai tuée pour arriver jusqu’ici », me dit-elle sans que je sache si c’était la vérité. Mais qui étais-je pour la
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