Les chevaliers du royaume
el-Rafid.
Morgennes le regarda, et répondit :
— Jamais !
Le Perse braqua sa lourde arbalète à deux plateaux vers Simon, et articula :
— Lâche ton arme, ou il est mort !
Morgennes regarda Simon, puis Wash el-Rafid, tâchant de deviner s’il bluffait ou non.
— Morgennes, non ! s’écria Simon.
Trop tard. Morgennes avait lâché Crucifère.
*
Au terme de plusieurs heures de marche, Wash el-Rafid les conduisit dans une grande salle circulaire. Sa majeure partie était occupée par un puits immense, béant au ras du sol, qu’aucune lumière ne parvenait à pénétrer. Pourtant, une centaine de cierges similaires à ceux observés par Morgennes au krak des Chevaliers illuminaient l’endroit. Leur éclat rejaillissait sur des dizaines de croix métalliques, incrustées dans les murs, retenant de lourdes tentures blanches. Au-dessus du puits voletaient une myriade d’étincelles, qui s’ajoutaient aux feux des cierges et les vêtaient de flou.
Enfin, huit colonnes de basalte soutenaient une effrayante voûte convexe : on aurait dit huit gros doigts de pierre tendus vers un sein géant, à la peau brune et serti de protubérances. Morgennes sut immédiatement de quoi il s’agissait : de l’envers du fameux rocher sur lequel Abraham avait accepté de sacrifier son fils. Rocher d’où Mahomet avait accompli son « voyage nocturne », et qu’on disait touché par Gabriel. Morgennes avait jadis pu admirer l’autre côté du rocher : un trou en forme de sabot, témoin de la puissance avec laquelle al-Bourak, la jument de Mahomet, s’était élancée vers le ciel, à la rencontre de Moïse, d’Abraham et de Jésus.
C’était en 620, et jusqu’en 630 – date de la prise de La Mecque par Mahomet –, le rocher avait été pour les Mahométans le centre du monde, vers lequel ils se tournaient à l’heure de la prière. À cette époque, le dôme du Rocher, que les chrétiens appelleraient plus tard Templum Domini, le temple du Seigneur, n’existait pas encore. Il ne devait être bâti qu’après la mort de Mahomet. Son architecte, Abd el-Malik, était un Roum à moitié fou, qui s’était converti à l’Islam pour satisfaire aux exigences du calife Omar ibn al-Khattab, deuxième successeur du Prophète – qui lui avait passé commande des travaux. Abd el-Malik avait reçu l’ordre d’imaginer un bâtiment dont la splendeur éclipserait celle de l’autre lieu saint de Jérusalem : le Saint-Sépulcre. Il avait donc multiplié à l’infini les complications des ornements et décorations du Dôme. Pour complaire aux Mahométans – férus de géométrie – et agacer les chrétiens – qui aimaient, à cette époque, la simplicité –, il s’était attaché à rendre, par une architecture hautement symbolique, dérivant des rotondes funéraires byzantines, l’idée qu’on se trouvait dans l’antichambre de la mort, à l’entrée du paradis. Avec ses entrelacs de motifs arabisants, cette bâtisse en forme de martyrium, parée de nombreuses mosaïques à fond d’or et de colonnes à chapiteau, respirait le divin, la fin de l’humanité.
Un escalier permettait de descendre dans une grotte sous la roche, appelée le puits des Âmes. Mais ce que Morgennes ignorait, c’est que trois autres escaliers partaient de cette grotte vers les souterrains de la Moriah, reliant entre eux les trois plus importants bâtiments sacrés de Jérusalem : l’église Sainte-Marie-Madeleine, l’église du Saint-Sépulcre et la mosquée al-Aqsa.
Morgennes observa attentivement la pierre qui servait de plancher au dôme du Rocher et de toit au puits des Âmes, et vit une marque en forme de main s’étaler à sa surface : de même qu’au-dessus se trouvait l’empreinte d’al-Bourak, au-dessous se trouvait celle de Gabriel. « Alors, se dit Morgennes, les étincelles qui scintillent au-dessus du puits sont les âmes des morts en sursis, que Gabriel empêche d’atteindre le paradis avant que Dieu n’ait rendu son jugement. »
Il poussa un profond soupir : tout cela n’augurait rien de bon. Puis il regarda Simon, qui suivait en boitant, une main sur le ventre. S’il avait eu sa besace, Morgennes aurait pu le soigner ; mais l’un des Templiers blancs la lui avait prise.
L’œil attiré par un reflet, Morgennes examina le puits. « Il n’a pas l’air d’être vide… » En effet, de temps à autre, des sortes d’éclats irisés brillaient à la surface, recouverte d’huile
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