Les chevaliers du royaume
cette femme des pieds à la tête, lorsque Massada le prit par l’épaule et lui demanda, main tendue :
— Marché conclu ?
— Marché conclu ! s’exclama le marchand.
Il serra la main de Massada, et repartit à vive allure vers Fémie. Celle-ci regardait son mari les yeux embués de larmes. Ses bijoux étaient toute sa beauté, sa seule parure. Elle en était arrivée à la considérer comme naturelle tant elle faisait partie d’elle. Ses colliers, bagues, anneaux, broches, boucles d’oreilles et bracelets ne la quittaient jamais. Privée de ses colifichets, elle redevenait ce qu’elle était : grosse, laide et vieille. Fémie bredouilla quelques mots, à peine audibles, et que personne n’écouta.
— Allons, femme, va chercher ton esclave ! ordonna triomphalement Massada, avant de lancer à la cantonade : voilà comment on fait des affaires ! Prenez-en de la graine !
L’insulte était terrible, Massada le savait. Mais il avait retrouvé dans cette péripétie un semblant de fierté, un peu du fier négociant qu’il était encore il n’y a pas si longtemps. En outre, Morgennes lui avait promis de l’aider…
Au moment même où le marchand d’esclaves – qui n’avait laissé à Fémie qu’une broche sans valeur, en forme de palmier – libérait les captifs, le manchot dégaina son kandjar pour en frapper Morgennes. Encore tout endolori, l’Hospitalier eut néanmoins le réflexe de se baisser. Il évita la lame de justesse, fit une roulade, recula de quelques pas, et laissa les mamelouks du marchand d’esclaves prendre le relais tout en se dirigeant vers la carriole.
Le manchot et ses amis s’apprêtaient à poursuivre Morgennes, lorsque Kunar Sell sortit de sous sa cape une lourde hache danoise :
— Ne le touchez pas, il est à nous !
L’un des brigands abattit sa masse sur le géant nordique et le manqua de justesse. Le Templier fit alors voler son manteau dans la figure de son adversaire, qui vacilla, surpris ; puis il lui enfonça son arme dans la poitrine, avant de l’y faire pivoter d’un brusque mouvement du poignet. Il y eut un affreux craquement d’os. Le Maraykhât eut un hoquet, cracha un peu de sang et s’effondra quand Kunar Sell retira sa hache.
Aussitôt, les hommes en gris placés aux quatre coins du marché fondirent vers les Templiers, apparemment pour leur porter secours. Ils lardèrent de coups de couteau les malheureux qui se trouvaient sur leur passage, renversèrent les poêlons où l’on faisait brûler le café et jetèrent des projectiles incendiaires. La foule fut prise de panique. Dans la bousculade qui s’ensuivit, la carriole tenta de faire demi-tour, Carabas s’étant enfin décidé à bouger. Morgennes, debout sur le siège de l’attelage, lança à ses anciens compagnons d’infortune :
— Vous êtes libres ! Partez ! Fuyez !
Les esclaves, épuisés, hébétés, ne réagirent pas immédiatement. Puis ils commencèrent à se mouvoir, lentement, vers la ville basse, où tout le monde se dirigeait. Enfin, alors que le marchand d’esclaves s’esquivait, le manchot lui planta son kandjar dans le cou en criant :
— C’est avec nous que tu aurais dû traiter, je t’avais prévenu !
Les mamelouks, qui jusqu’alors s’étaient tenus en dehors du combat, s’y jetèrent corps et âme. Ils donnèrent avec leurs guisarmes des coups si puissants qu’ils firent de nombreuses victimes. Soudain, les trompettes de la garde résonnèrent : les soldats de l’atabeg arrivaient. Ils ne feraient pas de détails, et tueraient quiconque se trouverait là. Ce fut le sauve-qui-peut général.
La carriole disparut dans un étrange mouvement de foule : la marée humaine s’ouvrait sur son passage pour se refermer ensuite, formant entre elle et ses poursuivants une vivante muraille. Elle s’éloignait inexorablement, malgré les efforts de ses poursuivants pour revenir à sa hauteur. Il y avait trop de monde, trop de cris, trop de peur. Il y avait surtout trop de trajectoires qui s’annulaient, s’opposaient ou se métamorphosaient en se heurtant à d’autres déplacements, plus confus. C’était un de ces raz-de-marée qui emportent tout sur leur passage : les humains, les maisons, les étals et la raison.
Car il était presque impossible de garder la tête froide dans une telle confusion, où semblaient au contraire se sentir à leur aise Kunar Sell et son aide. Ils frappaient à l’aveugle, dans un désordre de coups.
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