Les cochons d'argent
méchant quand je leur passai devant. J’avais eu du mal à rejoindre sain et sauf la foule massée de l’autre côté de la rue. Le serveur m’avait vu venir et tentait de se frayer un passage vers la via Sacra. Malgré la cohue, il parvenait sans peine à convaincre les gens de le laisser passer. N’ayant pas le même parfumeur, ma tâche était plus délicate. Mais l’envie d’en finir avec cette sale affaire me donnait un coup de fouet ; je jouai des coudes avec une hargne toute particulière.
Il remontait une rue qui avait par le passé filé droit vers le nord, à l’ombre de ce que les Romains appelaient le Palais d’en haut ; la Domus Aurea de Néron occupait une partie du terrain. Nous avons débouché sur la via Sacra. Le temple de Vesta se trouvait à l’angle, avec son faux toit de chaume et ses treillages. Devant le nombre de badauds qui attendaient, le cou tendu, de voir passer Vespasien et Titus, ma proie fut contrainte d’entrer dans le Forum par le côté sud. Au passage des prisonniers nous nous sommes retrouvés plaqués contre les murs des bâtiments publics. Nous progressions tous les deux avec peine ; nous n’avancions qu’avec les vastes contorsions musculaires de la foule, tel un récent dîner progressant par ondulations dans le corps d’un python.
J’aurais vainement cherché à me dissimuler car le serveur jetait régulièrement un coup d’œil en arrière. Il se trouvait devant le Palais Julien et déployait toujours autant d’énergie pour gagner chaque centimètre. Du côté de la procession, j’entendais le pas imposant de l’escorte impériale que me cachait la foule – le collège des vingt-quatre licteurs, vraisemblablement vêtus de tuniques rouges, leur faisceau appuyé contre l’épaule. Vespasien lui-même approchait. L’excitation monta d’un cran, ce qui accrut ma frustration. Je tentais de jouer des coudes, mais il était virtuellement impossible de faire autre chose qu’applaudir Vespasien avec le reste de la populace. Arrivé au niveau du temple de Saturne, je n’avais pas gagné un pouce de terrain sur le serveur, et il suffit que je me retourne une fois, distrait par le vacarme du chariot impérial, pour le perdre de vue définitivement.
Je le laissai filer. La vie était bien trop précieuse pour la gâcher à de telles bêtises. Faisant de mon mieux pour garder l’équilibre, je finis par me retrouver sur les marches, pour ainsi dire à l’endroit même où, par une belle journée d’été, Sosia Camillina s’était ruée vers moi, ce qui avait enclenché toute cette histoire… J’étais là, écrasé et étouffé, tandis que l’Empereur en qui elle avait placé toute sa confiance s’apprêtait à rencontrer le Sénat au temple de Jupiter ; il allait y célébrer sa victoire en héros de la ville et se vouer, en qualité de chef de tous les prêtres, à la paix et la prospérité de Rome. Quatre puissants étalons à la robe blanche tiraient son char imposant à travers la foule en liesse. Le vieil homme était debout, paré de tuniques richement brodées, sous une couronne de feuilles de chêne en or que l’on tenait au-dessus de sa tête – la couronne de Jupiter était trop lourde pour être portée par un simple mortel. Il portait au creux de son bras un rameau de laurier qu’il devait déposer aux pieds des dieux du Capitole ; dans sa main puissante se trouvait le sceptre traditionnel en ivoire, à l’effigie d’un aigle prenant son envol. L’esclave chargé de murmurer à l’Empereur les litanies lui rappelant son immortalité, semblait s’être interrompu. Ce vieux cynique de Vespasien s’en passait sans doute fort bien.
Le chariot doré de l’Empereur progressait lentement. Comme il le confirma lui-même par la suite, Vespasien paraissait regretter de perdre sa journée à défiler à la vitesse d’un escargot. Je me gardai bien de crier avec les autres nigauds ; il y avait plutôt de quoi rire.
Après, venait Titus. Dans un char non moins impressionnant, et avec une expression de joie non dissimulée. Et enfin Domitien, aussi élégant qu’une tache de moutarde sur un pur-sang éclatant de blancheur.
Ils tenaient leur consécration ! Ces trois provinciaux sabins, inconnus un an auparavant, étaient devenus, certes avec chance mais non sans mérite, princes de Rome.
Derrière les trois Flavien, avançait désormais notre imposante armée : porte-étendards, trompettistes, officiers maniant leur bâton et
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