Les cochons d'argent
des sénateurs et j’arrivai au moment où les trompettes et les cors défilaient devant nous, leurs pavillons en forme de cloches retournées se dressant au niveau de nos têtes. Victorina et Allia me couvrirent d’injures, mais le reste de la famille préféra ne pas s’user les cordes vocales à me reprocher mon retard.
Profitant d’une pause momentanée dans les rangs des trompettistes époumonés, Victorina se souvint à voix haute :
— Vous vous rappelez le Triomphe donné après la conquête de la Bretagne, quand Marcus a été malade tellement il avait peur des éléphants de l’empereur ?
Les éléphants n’y étaient pour rien. À l’époque, j’avais 7 ans, et j’étais assis par terre, devant un plateau de confiseries persanes qu’on avait placées à l’ombre. Du Triomphe britannique, je ne vis que des jambes… Je passai l’après-midi à grignoter cinq kilos de dattes frites fourrées au miel ; mes lèvres étaient tout endolories d’avoir léché tant de sel, et mon estomac ne manqua pas de se révolter. Je n’eus même pas le plaisir de voir les éléphants…
Maïa me lança un chapeau. De toutes mes sœurs, Maïa était celle qui me témoignait le plus de bienveillance – à l’exception d’avoir importé dans la famille mon beau-frère Famia. Ce Famia était vétérinaire pour chevaux – pour les courses de chars, je vous prie ! Il était employé par l’équipe des Verts. Même si je n’avais pas été un fervent supporter des Bleus, je l’aurais trouvé d’une médiocrité crasse. À vrai dire, je ne pouvais sentir aucun de mes beaux-frères, ce qui expliquait en partie mon aversion pour les réunions de famille. Affecter d’être courtois envers des imbéciles et des paniers percés ne me semblait pas la meilleure façon de passer un jour de fête. À part le mari de Galla – qu’elle avait provisoirement abandonné dans une décharge – ces lamentables individus se montrèrent à un moment ou à un autre de la journée, et je me consolai d’avoir à les subir en imaginant à quel point leurs épouses leur menaient la vie dure.
La journée traînait en longueur. Après les louanges à la trompette, on eut droit au butin de guerre. Titus n’avait pas menti : on n’avait jamais rien vu de semblable nulle part dans le monde. Une année s’était écoulée depuis l’arrivée de Vespasien sur le trône, six mois depuis son retour de campagne : plus de temps qu’il n’en fallait au Palais pour organiser un spectacle grandiose… Au fil des heures, nous avons assisté à une série de tableaux figurant les moindres faits et gestes de la campagne de Vespasien en Judée : déserts et rivières, villes capturées et villages incendiés, armées dévalant des plaines sous un soleil de plomb, engins pour tenir les sièges (conçus par Vespasien lui-même)… Tout cela défila sous nos yeux sur des chars mesurant jusqu’à deux ou trois étages… Vinrent ensuite de longues estrades décorées de rames sur leurs flancs, figurant des voiliers à la haute mâture, dans de violents crissements d’essieux et des vapeurs de peinture fraîche. J’eus un petit faible pour ce genre de navire ; voguer sur la terre ferme ne me semblait pas une si mauvaise idée.
Cela n’en finissait pas. Les interminables rangs de portefaix en tenue rouge, coiffés de la couronne de lauriers, paradaient à travers la ville. Après avoir quitté le Champ de Mars, leur itinéraire les conduisait devant tous les théâtres, aux pieds desquels la foule s’était massée, puis les amenait à traverser le marché aux bestiaux, contourner le Cirque pour aboutir au Forum, terme du parcours, après être remontés entre le Palatin et le Caelius, par la via Sacra. Ils portaient des bannières et des tentures, tissées dans les plus riches étoffes babyloniennes, peintes par les plus grands maîtres ou incrustées des plus fines broderies. Balancées sur des palanquins, les statues des dieux chéris de la ville étaient livrées à notre admiration, costumées pour l’occasion. Et les trésors s’étalaient à l’envi, dans une démesure insensée : bien sûr l’or et les bijoux récupérés dans les ruines de Jérusalem, mais aussi toutes les merveilles inouïes arrachées avec ruse aux contrées les plus riches de la planète, à l’instigation de Vespasien. On avait entassé les pierres précieuses comme elles venaient, sur des litières, comme si toutes les mines des Indes avaient
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