Les cochons d'argent
le bon quai, sous peine de rater le bateau… Merci ! Quelle belle ville !
Quand je retrouvai Helena, elle était en train de chasser le clébard de l’auberge, qui venait de fourrer son museau dans mon bol. Comme nous étions dans le sud de la Gaule, un endroit où l’on sait faire souffrir les étrangers, nous mangions de la bouillabaisse – une bouillie granuleuse, teinte en rouge, truffée de bouts de coquillages. Je posai mon bol par terre pour le chien. Peu de châtiments auraient pu égaler cet anniversaire à Massilia, le ventre creux, en compagnie d’une fille qui me regardait comme si j’avais dégagé une odeur douteuse.
Je convainquis Helena d’aller s’asseoir dans le jardin. Ma proposition était intéressée : je la suivrais nécessairement et j’avais besoin de prendre l’air. C’était la tombée de la nuit. Des bruits nous parvenaient du port. Il y avait une mare où l’eau gargouillait, avec quelques grenouilles coassantes. Nous étions seuls. Malgré le froid, nous nous sommes assis sur un banc de pierre. Nous étions tous deux fatigués mais la perspective d’un retour prochain à Rome, après la traversée, nous allégeait un peu les idées.
— Enfin au calme ! Vous vous sentez mieux ?
— Ne me cherchez pas !
Je ne pus retenir une pique à propos de mon anniversaire.
— Ce n’est pas de chance ! se contenta-t-elle de répondre.
— Eh bien, mon Marcus ! fis-je, moqueur. Voilà un sacré jour de fête, à cinq cents milles de chez toi ! Une soupe de poisson bien croquante, un vin gaulois à vomir, les côtes toujours aussi douloureuses, une cliente épouvantable…
Écoutant mon aimable complainte, elle finit par sourire.
— Arrêtez de vous plaindre ! C’est de votre faute : si j’avais su que c’était votre anniversaire, je vous aurais offert un gâteau. Quel âge avez-vous ?
— Trente ans. J’aperçois déjà le sombre vaisseau sur lequel je traverserai le Styx. Me connaissant, je vomirai sans doute par-dessus bord sous le nez de ce pauvre Charron… Et vous, ça vous fait combien de printemps ?
C’était osé, mais elle avait paru sincèrement désolée pour le gâteau.
— Oh… 23 ans.
Je souris.
— Vous avez bien le temps de mettre le grappin sur un nouveau mari… (puis, sur un ton plus intime :) Mes copines aiment bien me parler de leur divorce.
— Pas un jour de fête ! se moqua Helena.
— Vous ne pouvez rien me refuser… Alors, qu’est-ce qui a cloché ?
— Je forniquais dans les écuries !
— Menteuse !
J’avais beau ne pas l’apprécier, je ne pouvais pas y croire. Elle avait à peu près autant de fantaisie que Junon, ce qui expliquait sans doute pourquoi elle me plaisait si peu.
— C’était sa faute à lui ? Qu’a-t-il fait ? Pas assez de boucles d’oreilles en opale et trop de jolies flûtistes syriennes ?
— Non, dit-elle simplement.
— Alors il vous battait ? me risquai-je à dire.
Ma curiosité n’en pouvait plus.
— Non. Si vous souhaitez vraiment savoir, déclara-t-elle avec effort, rien en moi ne l’intéressait un tant soit peu. Nous avons été mariés quatre ans. Nous n’avons pas eu d’enfants. Aucun n’a trompé l’autre… (Elle marqua un temps ; elle savait bien qu’on ne peut jamais être sûr.) J’aimais diriger une maison ; mais à quoi bon ? J’ai donc demandé le divorce.
Elle était très secrète. Je m’en voulais de l’avoir questionnée. D’habitude, c’est le moment où elles se mettent à pleurer ; pas elle.
— Vous souhaitez en parler ? Vous vous êtes disputés ?
— Une fois.
— À quel sujet ?
— Oh… Des histoires politiques.
Je m’attendais à tout sauf à ça ; pourtant c’était tout elle. J’éclatai de rire.
— Ne m’en voulez pas… Mais vous en avez trop dit, vous ne pouvez pas vous arrêter là…
Je commençais à entrevoir le cœur du problème. Helena avait choisi la situation dans laquelle elle se trouvait. Pourtant, avoir conscience de son désarroi n’atténuait en rien sa douleur. La vie meilleure à laquelle elle aspirait n’existait peut-être même pas.
J’aurais voulu lui saisir la main pour la serrer très fort, mais elle l’aurait mal pris. Peut-être son mari avait-il éprouvé le même sentiment…
Elle se décida à m’en dire plus. Je m’attendais à être surpris – elle ne disait jamais rien de banal. Elle parla sur un ton prudent, je l’écoutai gravement. Elle
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