Les cochons d'argent
me regardait fixement. J’avais pour lui une vive tendresse. Quel merveilleux ami !
— Écoute, Falco. À propos d’hier soir…
Je souris, l’air fataliste.
— C’est le destin !
— Le destin ? s’emporta-t-il. Tu parles d’une connerie !
C’était une âme simple, dotée d’une philosophie bien concrète. Il n’aimait pas me voir dans l’embarras – un embarras que trahissait sans doute mon sourire doux, et même un peu benêt à vrai dire…
— Falco, pauvre diable ! Qu’as-tu encore fait ?
Lenia sortit. Le sourd tintement des lessiveuses retentit un instant, mais elle ferma la porte d’un coup d’arrière-train. Elle avait passé sa vie les bras chargés de linge sale et faisait ce geste aussi naturellement que celui d’ouvrir la porte d’un coup de pied. Elle avait les bras libres mais je compris à son front plissé que ses beuveries de la veille, avec Smaractus à n’en pas douter, lui avaient laissé une bonne migraine. Toujours détrempée par la vapeur, sa tunique lui collait au corps et formait d’étranges plis tordus. Depuis quelque temps, elle s’était mis en tête de porter de délicats foulards noués autour des épaules, offrant ainsi une véritable caricature de raffinement. Elle inspecta ma mine, aussi froidement qu’un drap taché, et lança sur un ton railleur :
— Ma parole, le pauv’ p’tit chou est encore amoureux !
— Ce n’est donc que ça, fit Petro qui cherchait à se rassurer. Ça lui arrive bien trois fois par semaine !
Habitué à mes frasques, le solide Petro restait circonspect.
Il avait tort. Je n’avais plus le moindre doute : avant ce matin-là, je n’avais jamais aimé.
— Petro, c’est différent.
Il hocha la tête tristement.
— Cœur d’artichaut ! Tu dis cela à chaque fois !
Je les regardai à tour de rôle, trop secoué pour parler. Je me dirigeai seul vers l’escalier.
L’amour. Je ne m’y attendais vraiment pas.
Néanmoins je me sentais prêt. Je savais ce qui me guettait. Un joli brin de fille sans cœur, belle comme tout… Elle ne voudrait jamais de moi – je savais que j’allais souffrir : je suis poète à mes heures. Je m’en accommoderais très bien – j’écrirais des poèmes-fleuves. Il y avait d’autres péronnelles sur terre, je finirais bien par trouver une autre perle… peut-être un collier tout entier… Et tôt ou tard, j’aurais à l’usure l’un de ces paternels bornés, je me marierais et, en bon citoyen, je m’abîmerais dans l’ennui et la convenance…
Mes relations avec Helena Justina ne seraient jamais banales. J’aurais pu passer ma vie entière à mieux la connaître sans jamais risquer de me lasser. Si j’avais appartenu à une autre classe sociale, j’aurais sans doute regretté de n’avoir plus qu’une petite moitié de ma vie à lui consacrer…
Je ne pouvais me le permettre. J’avais passé l’âge des petites perles. Avec mon découvert, mieux valait se résoudre à chasser les veuves fortunées, mais du genre p’tite vieille reconnaissante…
Au bas de l’escalier, ma résolution était ferme. Au bout de quatre étages, j’avais changé d’avis.
L’amour absolu, point final. Ce sentiment déciderait de tout. J’éprouvai un soulagement incroyable. Je redescendis pour me rendre dans la première parfumerie venue.
— Auriez-vous du parfum de Malabar ?
Le parfumeur avait sans doute son sourire méprisant depuis la naissance. Il m’indiqua le prix. J’aurais tout juste pu lui louer le bouchon pour qu’elle le renifle. Je l’informai fièrement que j’allais réfléchir et retournai chez moi.
Je croisai Lenia et lui sourit d’un air rêveur qui n’invitait pas franchement au dialogue. Je gravis à nouveau les escaliers.
Une fois chez moi je m’assis, ne sachant que faire. Soudain j’eus une idée. J’allai dans la chambre pour fouiller dans mes bagages, où je finis par mettre la main sur les petites pépites d’argent de Vebiodunum. Je redescendis les six étages et me précipitai dans la rue. Cette fois, je me rendis chez un orfèvre. Le joyau de sa collection était une chaîne torsadée en filigrane, ornée tout du long de petits glands ; cela convenait parfaitement au goût discret d’Helena. Je l’admirai longuement, mais, en entendant le prix, je prétendis préférer une paire de boucles d’oreilles. Je fis la fine bouche sur ce qu’il me montra, puis je sortis mon petit trésor et lui expliquai ce
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