Les compagnons de la branche rouge
retrouver. »
Là-dessus, il prit congé d’elle, la laissant triste et
affligée de le voir s’éloigner. Quant à lui, malgré sa marche à travers la
montagne, il sentit son esprit angoissé pendant tout le jour. Il chemina
longuement, tout pensif, avant d’atteindre le Pont des Sauts, non loin de la
forteresse de Scatach.
Or, il aperçut soudain quelque chose d’inimaginable, de
merveilleux, d’étrange, d’horrible, de monstrueux, à savoir une femme fort
laide, fort grande, fort vieille, qui, debout de l’autre côté du pont, tenait
en sa main un récipient de métal tout empli de boules de fer hérissées de
pointes acérées. Alors, il reconnut en elle une sorcière nommée Ess Enchenn
dont, se souvint-il, il avait tué les trois fils au cours d’un combat périlleux.
« Couhoulinn ! s’écria-t-elle en le voyant, laisse-moi
la route et va-t’en loin d’ici ! – Ce que tu me demandes est impossible, répliqua-t-il.
Ce pont ne peut être franchi que par une seule personne, et cette personne ne
peut être que moi. Il est si mince et si glissant que nul ne s’y peut tenir s’il
n’en a appris l’art et la manière. Aussi est-ce à toi de passer ton chemin, sorcière
noire ! – Malédiction sur toi si tu ne me laisses la route ! cria Ess
Enchenn. – Voilà qui est bien fâcheux, commenta Couhoulinn. Je te la laisserai
certainement, mais tu n’y gagneras que mort et destruction. »
Alors il enserra le pont de ses bras et de ses jambes et s’y
étendit sur le dos, en travers. Mais la sorcière, par un coup dont elle avait
le secret, bondit sur lui, le saisit brutalement et le blessa. Il se vit perdu
s’il ne réagissait au plus vite et, sautant en l’air, il se balança au-dessus
du pont comme s’il flottait dans le vent puis, fondant sur la sorcière, il tira
son épée et, d’un seul coup, lui en trancha la tête. Ainsi périt Ess Enchenn, la
maudite, pour avoir osé défier Couhoulinn.
Il reprit sa route vers la maison de Scatach, où de nombreux
jeunes gens étaient venus s’instruire, pendant les deux années que lui-même
avait passées chez Aifé, fille du roi de la Grande-Grèce. Parmi ces jeunes gens,
se trouvaient Ferdéad [106] ,
fils de Damann, et Noisé [107] ,
fils d’Usnech, ainsi que Fergus, fils de Lua à la Longue Chevelure, et
plusieurs autres guerriers d’Irlande. Or, le jour même où Couhoulinn parut en
ces lieux, tous ces jeunes gens se préparaient à repartir, mais il leur suffit
de reconnaître en lui le fils de Dechtiré pour décider de demeurer là une année
de plus afin de s’initier, en sa compagnie, à tous les tours d’adresse et
prouesses. Et ils apprirent ainsi de Scatach et de lui tout ce qui pouvait être
enseigné, hormis le gai bolga , que Couhoulinn se
réservait jalousement [108] .
Au bout de l’année, Couhoulinn et les jeunes gens d’Irlande
allèrent prendre congé de Scatach et de Uatach.
« Il est temps pour moi, dit Couhoulinn, d’accompagner
ces jeunes gens et de revenir en Irlande. – Certes, acquiesça Scatach, mais
vous ne vous en irez pas tant que je ne vous aie tous liés par un serment d’honneur
et d’amitié mutuels, afin que les hommes de ce monde se voient dans l’incapacité
de dresser aucun d’entre vous contre un autre. En effet, vous ne serez jamais
en danger devant quiconque, sauf devant quelqu’un d’entre vous. Et voici les
obligations auxquelles je vous soumets : si le meilleur d’entre vous
cherche querelle au pire, c’est lui qui sera vaincu ; mais la défaite
accablera le pire s’il cherche querelle au meilleur. Aucun d’entre vous ne
devra jamais transgresser cet interdit [109] . »
Les jeunes gens d’Irlande se donnèrent alors la main, tous
ensemble, et ils jurèrent d’observer fidèlement les conditions imposées par
Scatach. Puis ils dirent adieu à celle-ci et à sa fille et se dirigèrent vers l’ouest.
Sur le soir, ils arrivèrent en un pays qui s’étendait le long du rivage de la
mer et virent devant eux les murailles d’une imposante forteresse.
« Nous voici dans le royaume d’Aed le Rouge, dit Noisé,
fils d’Usnech. La coutume veut, chez lui, que personne n’y puisse être hébergé
la nuit sans avoir d’abord accompli quelque prodige en sa présence. – Puisqu’il
en est ainsi, dit Couhoulinn, je vais prendre les devants pour voir si, sur le
rivage, il ne me serait pas possible de capturer quelques oiseaux. Ceux de la
forteresse le verraient alors et
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