Les Conjurés De Pierre
agacée. Enfin, revenons-en au fait, vous ne savez pas où je pourrais le chercher ?
Leonardo se caressa le menton en réfléchissant. Comme tous les Vénitiens, il avait des talents de comédien et introduisait savamment quelques effets théâtraux dans une banale conversation.
— Avez-vous déjà essayé sur la petite île de Lazaretto Vecchio, proche de San Lazzaro, au sud de la lagune ?
— San Lazzaro ?
— Chez nous à Venise, chaque île a une fonction bien précise. San Lazzaro nous sert d’asile de fous. Entre nous soit dit, il ne manque pas de pensionnaires. Rien d’étonnant dans cette ville. Quant à Lazaretto Vecchio, elle a connu une histoire mouvementée, servant autrefois d’étape aux pèlerins se rendant à Jérusalem, puis plus tard de dépôt de munitions. Pour l’instant, on y trouve un lieu d’hébergement pour les étrangers en quarantaine et un hôpital.
— Un étranger qui a la peste n’est pas envoyé à l’hospice de Santa Croce ou de Castello ?
— Et non, Signora ! Aussi surprenant que cela puisse paraître, les Vénitiens veulent mourir entre eux. En outre, tout étranger s’étant introduit illégalement dans les deux dernières semaines est mis en quarantaine sur l’île de Lazaretto Vecchio. Depuis combien de temps êtes-vous à Venise ?
— Depuis au moins trois semaines déjà ! mentit Afra qui s’attendait à la question. J’avais pris une chambre dans le quartier de Cannaregio.
Leonardo parut satisfait.
— Signora, vous avez laissé votre soupe refroidir.
Toute la nuit durant, Afra ne cessa de penser que le jeune Melbrüge pouvait se trouver sur l’île de Lazaretto. Au petit-déjeuner, Leonardo, comme s’il avait lu dans ses pensées, la surprit en lui proposant de la conduire en bateau sur Lazaretto Vecchio. Lui n’avait pas l’intention de mettre un pied sur l’île des pestiférés, mais il voulait bien la mener jusque-là et l’attendre pendant qu’elle faisait ses recherches.
Les événements des semaines passées n’avaient fait que renforcer la méfiance d’Afra envers tous ceux qui prétendaient vouloir lui venir en aide. Mais avant même cependant qu’Afra ait pu émettre une objection, Leonardo, la sentant hésitante, lui dit prudemment :
— Uniquement si cela vous convient, Signora ?
— Mais bien sûr, balbutia Afra sans conviction.
— Alors allons-y ! Qu’attendons-nous ?
Afra pensait qu’elle avait plus de chances de trouver Gereon Melbrüge sur l’île de Lazaretto Vecchio que partout ailleurs.
u ne modeste barque était amarrée à l’arrière de la maison. Ce n’était pas une superbe gondole avec le ferro en figure de proue, censé représenter un bonnet ducal abritant six dents qui symbolisent les six quartiers de Venise. Non, ce n’était qu’une simple embarcation servant à transporter les marchandises nécessaires à la vie courante.
Une tempête semblait vouloir s’annoncer. Leonardo avait du mal à faire progresser sa barque contre le vent du nord pour rejoindre son voilier mouillé devant l’arsenal. Tout Vénitien aisé qui se respectait, possédait non seulement une barque mais aussi un bateau à voile lui permettant d’accéder à la terre ferme.
Afra, plus habituée à naviguer sur les eaux du Rhin ou du Danube, regardait soucieuse les vagues se former et s’ourler d’écume sous les bourrasques. Leonardo tenta de la rassurer. Ce vent du nord propice à la navigation les emmènerait plus vite à Lazaretto Vecchio. Ils avaient atteint la passe entre l’est de Venise et le jardin pavé d’îles lorsque le vent tomba soudainement. Le soleil ne perçait qu’à de rares endroits l’épaisse couche de gros nuages noirs. Malgré les craquements et les gémissements du bateau, Leonardo manœuvrait tranquillement à travers la lagune. Ce changement de temps lui déplaisait. Il se mit à ronchonner.
En s’approchant lentement de l’île, ils entendirent sonner le tocsin dans le clocher de l’église et virent une colonne de fumée noire dans le ciel. L’île ressemblait à un fort accessible uniquement par la mer. On y entrait en passant par une porte s’ouvrant directement sur l’eau. Des bateaux chargés de malades couchés sur des civières mouillaient à proximité de l’entrée. Lorsque Leonardo se fut mis à la cape, il sortit un linge trempé de vinaigre, l’appliqua sur sa bouche et noua les deux bouts dans sa nuque puis il en tendit un autre à
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