Les Conjurés De Pierre
Afra :
— C’est vrai que l’odeur n’est pas agréable, mais il semblerait que cela protège de l’air infecté par la peste.
Entre le roulis du bateau et l’odeur acide du vinaigre, Afra avait la nausée. Elle fut soulagée quand Leonardo accosta et la fit descendre.
— Bonne chance ! lui lança-t-il.
Afra se retourna, gravit l’escalier de pierre et disparut.
Une odeur douceâtre flottait dans le hall d’entrée désert du Lazaretto. Des rais de lumière filtraient à travers les étroites meurtrières. À droite et à gauche, deux portes en bois renforcées de barres de fer s’ouvraient dans deux directions opposées.
Sur le mur face à elle, Afra aperçut trois sinistres silhouettes courbées au-dessus d’une longue et étroite table en bois sombre et séparées les unes des autres par des cloisons. Elles portaient de longs habits noirs à capuche. Leurs visages étaient cachés derrière des masques d’oiseaux blancs et leurs mains protégées par des gants blancs.
Afra se dirigea vers l’une d’elles et demanda si le marchand Gereon Melbrüge était ici sur l’île. Elle fut étonnée d’entendre l’oiseau, qu’elle supposait être un homme, lui répondre avec une voix féminine.
La femme, sans doute une religieuse, haussa les épaules sans comprendre. Alors Afra épela le nom : M-e-l-b-r-ü-g-e. La nonne finit par lui tendre une feuille portant la mention QUARANTENA sur laquelle figurait une interminable liste de noms étrangers. Afra les passa en revue les uns après les autres en les suivant du doigt, au moins deux cents noms parmi lesquels elle ne trouva pas Gereon Melbrüge. Afra rendit la liste, déçue.
Elle s’apprêtait à partir lorsque la femme-oiseau à l’autre extrémité de la table lui fit signe d’approcher.
La nonne lui tendit une deuxième liste où figurait cette fois le mot PESTILENZA. Afra la parcourut fébrilement. Elle comportait encore plus de noms que la précédente, marqués pour déjà près de plus de la moitié des inscrits d’une croix. Elle comprit immédiatement ce que cela signifiait.
Afra avait terminé sa lecture sans avoir trouvé de Melbrüge lorsque, subitement, elle se figea.
Elle se trompait certainement ! Son esprit lui jouait des tours ! Elle relut encore une fois : Gysela Kuchler, Strasbourg.
Afra s’effondra sur une chaise, l’index toujours pointé sur le nom inscrit. La nonne en noir se tourna vers elle. Derrière son masque blanc, elle vit ses yeux briller.
— Vostra sorella [13] ? » s’enquit-elle d’une voix sinistre.
Afra acquiesça sans réfléchir.
La nonne lui fit signe de la suivre.
Elles longèrent un interminable couloir jalonné de brûloirs posés à intervalles réguliers, d’où montait une épaisse fumée entêtante et suffocante.
Cela sentait l’huile de poisson et le poisson pourri avec des relents douceâtres indéfinissables de massepain brûlé. Le couloir débouchait sur une grille derrière laquelle il y avait une longue salle d’où provenait un courant d’air charriant une odeur pestilentielle. Elle eut un haut-le-cœur.
Elle sentit la peur grandir : pourquoi avait-elle suivi la nonne ?
La religieuse prit une clef sous sa robe noire et ouvrit la grille. Sans dire un mot, elle poussa Afra dans la salle où s’alignaient de part et d’autre des murs au moins une centaine de lits de camp séparés les uns des autres par une petite coudée. La nonne la conduisit jusqu’à un lit couvert d’un drap sale.
— Afra, toi, ici ?
Afra venait d’entendre son nom sans reconnaître ni la voix, ni la femme qui l’avait prononcé. Afra regarda le corps immobile et le visage bouffi, comme une pomme pourrie et marbrée de taches, encadré de mèches de cheveux bruns. Les lèvres articulaient des mots inaudibles.
C’était Gysela, qui, la veille encore, était en parfaite santé dans l’église.
Gysela se força à sourire, feignant d’être moins atteinte qu’elle ne l’était. Malgré ses efforts, son visage gardait une fixité qui mettait Afra mal à l’aise.
— Je n’ai pas été honnête avec toi. Dieu m’a punie. Il faut que je te dise…, murmura Gysela.
— Je sais, je sais, coupa Afra.
— … Que j’étais une espionne à la solde des apostats ?
Afra fit oui de la tête.
— Tu savais ? chuchota Gysela incrédule.
— Oui.
Ni l’une et ni l’autre ne trouvaient les mots qu’elles auraient voulu dire. Gysela poursuivit en
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