Les Conjurés De Pierre
monumentum de Notre cathédrale est en cours de construction depuis plus de deux siècles, et en grande partie perfectus [1] , mais il lui manque encore deux tours prévues par maître Erwin von Steinbach, qui souhaitait que l’on puisse voir de loin la grandeur de notre cathédrale édifiée à la gloire du Christ notre Seigneur.
Nous avons appris que les bourgeois d’Ulm sont animés du désir d’ aedificare [2] la plus grande cathédrale qui soit au monde et qu’ils vous en ont confié, à vous, maître Ulrich, dont on connaît de loin la fama [3] , la mission de terminer cette œuvre au nom de notre Seigneur Jésus Christ. Des viatores [4] de Nuremberg et de Prague, qui croisent régulièrement votre chemin, Nous ont fait savoir que la ville d’Ulm est divisée en deux camps, dont l’un s’oppose à la poursuite des travaux. De ce fait, et dans la foi en notre Seigneur Jésus Christ qui, le jour du Jugement dernier récompensera les bons et bannira les méchants en enfer pour l’éternité, Nous Nous croyons autorisés à Nous adresser à vous en vous priant de laisser les querelles d’Ulm pour venir construire les tours de Notre cathédrale qui surpassera en grandeur et en splendeur toutes les autres sur les deux partibus [5] du Rhin.
Soyez assuré que Nous vous donnerons le double des honoraires que ceux que vous recevez actuellement des riches bourgeois d’Ulm, bien que Nous n’en connaissions pas pour l’instant le montant. Vous pouvez faire confiance au messager qui vous transmettra cette missive. Il a l’ordre d’attendre votre réponse. Nous écrivons cette lettre en langue allemande, bien que le latin, la lingua [6] du Christ notre Seigneur, Nous soit plus familière afin que vous puissiez Nous comprendre sans avoir recours à un traducteur.
Fait à Strasbourg, le jour de la Toussaint de l’an 1407 après que notre Seigneur Jésus Christ se fut fait homme. »
Ulrich von Ensingen eut un sourire amusé, puis il plia la lettre et la glissa dans son pourpoint.
Ce ne fut pas tant la mort du messager, mais plutôt les conditions de sa mort qui provoquèrent un certain émoi chez les habitants d’Ulm.
Le prévôt, auquel Ulrich avait rapporté l’histoire des barreaux sciés, soupçonna en premier lieu l’architecte lui-même d’avoir été l’artisan de ce sabotage.
Mais à défaut de trouver un mobile qui l’aurait poussé à saboter lui-même l’accès à son lieu de travail, et se souvenant qu’il avait failli périr voilà quelques jours dans les flammes, le prévôt changea d’avis et engagea ses recherches dans d’autres directions.
Ulrich von Ensingen passa les jours suivants enfermé dans la baraque. Trop d’idées se bousculaient dans sa tête, il était préoccupé par la proposition de l’évêque de Strasbourg, mais surtout par ces deux attentats dirigés contre lui.
Était-ce aussi un hasard que la serveuse Afra se soit trouvée là précisément au moment des deux tentatives échouées ? La construction de la cathédrale passait subitement au second plan quand Ulrich se penchait sur ses plans.
Afra était à n’en pas douter belle, beaucoup trop belle pour travailler dans une cantine.
Mais les femmes sont comme les cathédrales, plus elles sont belles, plus elles recèlent de mystères au fond d’elles-mêmes.
Griseldis, son épouse, en était le meilleur exemple. Elle avait encore conservé toute sa beauté depuis leur mariage voilà vingt ans, et, aujourd’hui encore, elle gardait en elle toute une part d’ombre.
Griseldis avait été une bonne épouse et une bonne mère pour Mattheus, leur fils désormais adulte.
Mais la passion qui anime les femmes dans leurs plus belles années n’avait rien de charnel dans son cas, car elle ne pensait qu’à suivre avec ferveur les dix commandements de l’Église.
Il menait désormais une vie conjugale platonique et artificiellement harmonieuse, comme l’avait fait, quatre siècles plus tôt, l’empereur de Saxe avec Cunégonde, canonisée par le pape pour sa chasteté. Ulrich n’aurait su dire si Griseldis, à l’instar de Cunégonde, visait la béatification, première étape avant la canonisation. À chaque fois qu’il posait la question à sa femme, elle rougissait et toussotait, puis elle se réfugiait dans la prière pendant neuf jours consécutifs, pratiquant ces exercices spirituels qui imposent de dire certaines prières selon l’exemple donné par les douze Apôtres entre
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