Les Conjurés De Pierre
balbutia-t-elle, incrédule. Puis elle détourna les yeux vers le corps brisé.
C’est alors qu’Ulrich von Ensingen comprit ce qui s’était passé dans la tête d’Afra.
— Tu as imaginé que je…
Afra fit oui de la tête en se jetant dans ses bras et fondit en larmes. Les curieux furent étonnés de les voir ainsi enlacés. La grosse matrone secouait la tête en médisant à voix basse :
— Tss, regardez-moi ça ! Et tout ça devant un mort !
Le médecin arriva sur ces entrefaites, tout de noir vêtu, comme l’exigeait sa corporation, coiffé d’un haut chapeau cylindrique, mesurant bien deux pieds de haut.
— Il a dû tomber de l’échafaudage, lui dit maître Ulrich. Les deux hommes se connaissaient, mais n’éprouvaient guère de sympathie particulière l’un pour l’autre.
Le médecin examina le corps, puis plissa les yeux et regarda tout en haut :
— Qu’est-ce qu’un homme de ce genre pouvait bien faire là-haut ? Il n’a pas l’allure d’un ouvrier mais plutôt celle d’un voyageur. Quelqu’un le connaît ?
Une rumeur parcourut l’assemblée. Quelques-uns nièrent d’un mouvement de tête.
Le médecin se pencha et retourna le mort sur le dos. Lorsque les curieux aperçurent le visage éclaté, ils poussèrent des cris sourds d’effroi. Quelques femmes se détournèrent et partirent en silence.
— Tout dans sa mise indique que cet étranger vient de l’Ouest. Mais cela rend sa mort encore plus mystérieuse, remarqua Ulrich von Ensingen.
Le médecin ôta son chapeau d’un geste élégant et le tendit à un jeune homme. Il défit ensuite le col du mort et posa l’oreille sur son cœur. Puis, avec un hochement de tête, il confirma à voix basse :
— Que le Seigneur ait pitié de son âme !
En recherchant un quelconque indice indiquant l’origine de l’étranger, le médecin trouva dans la poche intérieure de son pourpoint une lettre pliée.
Elle portait le sceau de l’évêque de Strasbourg et l’expéditeur avait inscrit le nom du destinataire dans une écriture fine : à l’attention de maître Ulrich von Ensingen à Ulm.
— Maître Ulrich, la lettre vous est adressée, dit le médecin stupéfait.
h abituellement, Ulrich ne manquait pas d’assurance et rien ne semblait pouvoir l’ébranler, mais, à cet instant-là, il parut troublé.
— à moi ? Laissez-moi voir !
L’architecte regarda, hésitant, les visages des curieux. L’instant d’après, il avait recouvré son sang-froid et envoyait promener les badauds :
— Qu’avez-vous à loucher comme ça ? Allez au diable ! Retournez à votre travail ! Vous voyez bien que l’homme est mort. Puis, se tournant vers Afra : c’est valable aussi pour toi.
La plupart s’éloignèrent à contrecœur en traînant les pieds. Afra obtempéra elle aussi. Il faisait jour maintenant.
En montant jusqu’à sa baraque, Ulrich fit une découverte expliquant la chute du messager strasbourgeois. Les trois derniers barreaux de l’échelle menant au dernier palier étaient cassés.
En les examinant de plus près, il constata que chacun des trois barreaux avait été scié. Il n’était donc pas nécessaire de chercher plus loin pour comprendre que le sabotage commis était dirigé contre lui et non contre le messager.
Qui en voulait donc ainsi à sa vie pour commettre un acte aussi ignoble ?
Il ne manquait pas d’ennemis. Il devait l’admettre. Il était en outre d’un naturel assez peu avenant. Beaucoup de maçons avaient déjà certainement désiré sa mort quand il avait critiqué leur travail.
Mais entre souhaiter la disparition de quelqu’un et l’assassiner, il y avait un pas à franchir.
Ulrich savait aussi que le peuple le détestait parce qu’il gaspillait l’argent des riches au lieu de le partager avec eux. C’était absurde.
Car aucun de ces idiots se servant de la cathédrale comme d’un faire-valoir, n’aurait été prêt à leur distribuer le moindre sou.
Quoi qu’il en soit, le crime relevait de la justice. Avant d’aller le porter à la connaissance du prévôt, il ouvrit la lettre. Elle portait les armoiries de l’évêque de Strasbourg, un suffragant de l’archevêque de Mayence :
« à maître Ulrich von Ensingen, Nous, Wilhelm von Diest, par la grâce de Dieu, évêque de Strasbourg et landgrave de Basse Alsace vous saluons et vous espérons bien portant dans la foi du Christ notre Seigneur. Comme vous le savez certainement, le
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