Les Conjurés De Pierre
peu de temps pour que la foule s’attroupe autour de l’estrade.
Lorsque les bourgeois reconnurent Gero Guldenmundt, certains s’étonnèrent, d’autres poussèrent des éclats de rire haineux. Gero Guldenmundt ne comptait pas parmi les bourgeois appréciés de la ville. Les murmures des badauds ne cessaient de croître. Ils essayaient de deviner ce que ce riche bellâtre pouvait bien avoir commis comme crime. Le prévôt Benedikt monta sur l’estrade et lut la condamnation de Gero Guldenmundt inculpé d’avoir soudoyé un serf en fuite et de l’avoir poussé à scier les barreaux d’une échelle de l’échafaudage, ceci ayant entraîné la mort d’un innocent – Dieu ait pitié de son âme. Gero Guldenmundt, citoyen libre de la ville d’Ulm était condamné à être cloué au pilori pour une durée de douze heures.
Tandis que le prévôt affichait le jugement sur le pilori, les sergents saisirent Gero Guldenmundt et le conduisirent sur l’estrade. Le capitaine souleva la partie supérieure du carcan percée à l’horizontale de trois gros trous et engagea le cou et les poignets du condamné dans les ouvertures, puis referma les deux parties de bois avec un énorme cadenas en fer. Gero offrait un pitoyable spectacle dans cette position, le dos courbé, la tête et les bras sortant de la cangue. Il y eut un bref instant de lourd silence.
Était-ce la crainte qu’inspirait malgré tout ce riche vaurien ou la pitié qui rendait muette la foule ?
C’est alors qu’une voix fluette et délicate s’éleva. Une petite fille blonde, d’à peine douze ans, vêtue d’une longue robe bleue, entonna gaiement une chanson populaire :
Ma mère fut brûlée comme une sorcière
Mon père fut pendu comme un voleur
Et moi, je suis le dindon de la farce
Car personne ne m’aimera.
Subitement, des rires joyeux éclatèrent, des pommes pourries volèrent, manquant leur cible.
Mais un œuf, dont le jaune était sanguinolent, atteignit Gero en plein milieu du visage, puis ce furent un trognon pourri de chou-fleur dont une feuille resta collée sur son front.
Des femmes apportèrent des seaux d’eau de la fontaine et les déversèrent sur la tête du supplicié. Elles dansaient gaiement autour de Gero en soulevant leurs jupons, en se moquant du riche bellâtre à grand renfort de gestes obscènes.
La foule se réjouissait de voir précisément quelqu’un comme Gero Guldenmundt cloué au pilori.
Afra, attirée par le bruit, s’approcha de l’estrade. Elle ne reconnut pas le visage de l’homme exposé à la vindicte publique. Les cris rageurs de la foule ne lui donnaient aucune indication sur son identité :
— Qu’on pende cette canaille. Le pauvre, son bel habit va être sali !
— Il l’a bien mérité, ce fat, ce prétentieux !
Une femme lança au visage du criminel, pour la plus grande joie des spectateurs, un seau d’eau croupie qui lava en quelque sorte le visage de Gero. Afra s’approcha du pilori. Gero Guldenmundt s’attendant à de nouveaux projectiles fermait les yeux. Ses cheveux dégoulinants lui tombaient sur le front.
Des bouts de légumes restaient collés à la commissure des lèvres. Des œufs et des fruits avariés épars sur l’estrade répandaient une odeur nauséabonde.
Soudain, Gero ouvrit les yeux et, le regard vide tourné vers la foule, avisa Afra. Son visage s’obscurcit. Elle put lire dans ses yeux toute la haine et le mépris qu’elle lui inspirait.
Après l’avoir dévisagée de la tête aux pieds, Gero gonfla ses joues et cracha rageusement sur le sol.
Les sergents, chargés d’empêcher la foule de s’en prendre à lui, parvenaient à peine à contenir les débordements. Des hommes et des femmes déchaînés, surtout des femmes, lançaient en direction du pilori tout ce qu’ils trouvaient à portée de mains. En moins d’une heure, un mur d’infectes immondices s’élevait à environ un mètre de haut autour du bellâtre.
Vers midi, on apprit sur la place que le complice de Gero, l’homme ayant causé la mort du messager strasbourgeois, allait être pendu. Le crieur public avait déjà répandu, de rue en rue, la nouvelle qui suscitait un grand intérêt dans la population.
La dernière exécution remontant à six semaines, les citoyens avides de sensations s’impatientaient déjà. Ils n’étaient pourtant pas plus assoiffés de sang que d’autres, mais dans des temps comme celui-ci, le passage de vie à trépas d’un homme était un
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