Les Conjurés De Pierre
visiteurs de loin. Toute en hauteur, flanquée d’une fenêtre à chacun des deux étages, la maison ne semblait pas très accueillante.
L’alchimiste ne fut donc certainement pas surpris d’entendre frapper à la porte. Ulrich donna son nom, mais il leur fallut attendre un bon moment avant qu’on vienne leur ouvrir. Ils virent un judas, guère plus grand qu’une main, s’entrouvrir et aperçurent au travers un visage blanc comme un linge et des yeux vitreux, puis entendirent une voix basse et rauque :
— Ah, maître Ulrich, l’architecte ! Auriez-vous changé d’avis ? Auriez-vous donc besoin de mes services ? Eh bien maître Ulrich ! Je n’ai qu’une chose à vous dire : allez au diable ! Vous êtes du reste de mèche avec lui.
Ils entendirent un rire sarcastique, puis la voix retentit à nouveau :
— Comment expliquer autrement que votre prétentieuse cathédrale ne se soit pas encore effondrée alors que vous n’avez pas tenu compte de l’influence de la lune ? Je n’ai pas oublié ce que vous m’avez dit : « La lune ne sert qu’à éclairer la nuit le chemin des ivrognes. Pour ce qui est de la construction de la cathédrale, on se fiche de savoir si elle est montante ou descendante, si elle brille ou non. » Alors maintenant disparaissez, vous et votre jolie compagne !
Avant même que le furieux Rubaldus ait pu refermer le judas, Ulrich lui avait tendu sous les yeux une pièce d’or. Le visage de l’alchimiste se rasséréna instantanément. Il retira le verrou et ouvrit.
— Je savais bien que nous finirions par nous entendre, maître Rubaldus, fit Ulrich avec une pointe d’ironie dans la voix, en lui posant la pièce dans le creux de la main.
Rubaldus inclina légèrement la tête en direction d’Afra et demanda :
— Qui est cette personne ?
— Afra, ma fiancée, répliqua Ulrich spontanément. Il savait exactement s’y prendre avec l’alchimiste. C’est elle qui souhaitait vous voir, je ne suis là que pour l’accompagner.
Rubaldus dévisagea Afra avec intérêt. L’alchimiste avait une allure assez grotesque. Il était minuscule ; son visage arrivait à la hauteur de l’épaule d’Afra.
En dessous de son pourpoint noir ceinturé à la taille et descendant en dessous de ses hanches, apparaissaient deux jambes maigrelettes moulées dans des hauts-de-chausses.
Il était coiffé d’un bonnet pointu à pans retombant dans la nuque et s’étalant sur ses épaules.
— Elle vous a ensorcelé ! Vous espérez que je vous délivre de son joug, dit simplement Rubaldus avec une voix contrastant avec son allure.
— Que sont ces sornettes ! Je ne crois pas à de telles inepties, répliqua Ulrich, le visage grave.
L’alchimiste rentra le cou dans les épaules comme s’il voulait se cacher sous son bonnet.
— On dit que les alchimistes disposent d’une encre invisible qui disparaît à l’instant même où on l’utilise et qu’il faut posséder des talents, que vous avez certainement, pour la rendre à nouveau visible.
Le visage de Rubaldus s’éclaira d’une lueur sournoise.
— C’est ce que l’on dit en effet, répondit-il en étirant le cou, puis il déclara avec une pointe de fierté dans la voix : déjà, Philon de Byzance, trois siècles avant la naissance de notre Seigneur, auteur de neuf traités sur les techniques de son époque, connaissait cette encre secrète composée à partir de sulfate de fer et de noix de galle. Mais hélas, les ouvrages dans lesquels il en explique le procédé de fabrication sont perdus à jamais.
— Voudriez-vous me faire comprendre que cette encre, comment dites-vous ? à base de noix de galle et de sulfate de fer ne pourra jamais réapparaître ?
Afra fixait dans l’expectative l’alchimiste.
— Pas vraiment, répondit celui-ci après une pause oratoire qu’il savoura longuement. En fait, rares sont ceux qui connaissent la solution permettant de rendre visible l’écriture.
— Je comprends, mais tel que je vous sais, maître Rubaldus, vous faites partie de ces rares-là, dit maître Ulrich.
L’alchimiste se frotta les mains en feignant l’embarras. Puis il se mit à rire sournoisement.
— Évidemment ! Mais la chose n’est pas simple, il faut y mettre le prix. J’entends par-là que les remèdes contre les maux de tête ou les digestions difficiles sont moins coûteux.
Ulrich regarda Afra et opina du chef en se tournant vers Rubaldus :
— Combien ? lui
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