Les Conjurés De Pierre
son égarement, elle était incapable de réfléchir. Peu lui importait que les hommes la regardent s’habiller et rassembler ses affaires.
— Allons-y maintenant ! dit l’un d’eux quand elle eut fini.
Afra se retourna encore une fois pour jeter un dernier coup d’œil dans la chambre faiblement éclairée où elle avait passé trois années agréables, puis elle prit ses deux balluchons, un sous chaque bras.
Le pêcheur Bernward et sa femme, en chemise de nuit sur le seuil de la porte, ne purent retenir leurs larmes quand Afra leur dit adieu tout bas.
— Tu as été une fille pour nous, lui dit Bernward tandis qu’Agnès détournait pudiquement le visage.
Afra acquiesça sans dire un mot en serrant leurs mains. Puis, les deux hommes en noir la poussèrent au dehors et l’escortèrent sur le chemin.
Ils traversèrent le petit pont au-dessus de la Blau, s’éclairant tant bien que mal de lanternes couvertes d’un voile, puis ils longèrent un instant les remparts de la ville avant d’arriver à la porte donnant sur le Danube. Les sergents du guet ne bronchèrent pas. Il y eut un sifflement et la poterne s’ouvrit.
Lorsqu’Afra se retrouva avec les deux hommes à l’extérieur de la ville, de gros nuages sombres voilèrent le croissant de lune. Elle aperçut vaguement un chaland amarré à la rive.
Les deux hommes la saisirent sous les bras pour éviter qu’elle ne trébuche et la conduisirent sur la berge jusqu’au bateau qui attendait.
Qu’ont-ils l’intention de faire de moi ? Afra s’inquiéta quand elle les vit prendre ses balluchons et les jeter par-dessus la frêle passerelle installée entre la rive et le bateau. Un vent glacial charriait sur l’eau les odeurs nauséabondes de la ville.
Comme tous ces chalands d’Ulm, le bateau possédait un abri en bois où l’équipage pouvait se mettre à l’abri des intempéries. Lorsqu’Afra monta à bord, la porte de la cabine s’ouvrit.
— Ulrich ! balbutia Afra. Elle ne put en dire plus.
L’architecte l’attira dans ses bras. Ils restèrent un instant enlacés sans dire un mot.
— Viens, nous n’avons pas de temps à perdre, lui dit-il en la poussant doucement dans la cabine.
Les fenêtres, côté rive et côté fleuve, avaient été obscurcies. Une chandelle brûlait sur la table et un réchaud dispensait dans la cabine une chaleur agréable. Les deux hommes, qui étaient venus la chercher, déposèrent ses balluchons.
— Je n’y comprends rien. Le bruit court en ville que tu es en prison, dit Afra interloquée.
— J’y étais effectivement, répliqua Ulrich placidement. Il prit les mains d’Afra dans les siennes. Le monde est corrompu ; on ne peut s’en sortir qu’en le combattant avec ses propres armes.
— Que veux-tu dire ?
— L es cathédrales s’élèvent et la morale dépérit !
— Pourrais-tu t’exprimer plus clairement ?
Ulrich von Ensingen fourra la main dans sa poche pour tendre ensuite son poing fermé sous le nez d’Afra. Il desserra les doigts et, là, elle comprit en voyant trois pièces d’or dans le creux de sa paume.
— Tout est une question de prix. Le gueux demande un sou, le geôlier un florin. Et le prévôt ? poursuivit-il en souriant.
— Une pièce d’or ? reprit Afra avec un air interrogateur.
Maître Ulrich haussa les épaules :
— Ou deux, voire même trois… Il donna un coup sur la porte de la cabine et cria : Nous partons !
— D’accord, répondit une voix à l’extérieur. Les mariniers détachèrent les amarres et, armés de gaffes, poussèrent le bateau dans le courant.
La navigation de nuit sur un si gros bateau relevait de l’aventure périlleuse. Mais le capitaine, un homme expérimenté, connaissait toutes les passes, tous les bancs de sable et tous les courants entre Ulm et Passau.
Il transportait des ballots de laine à destination du lac de Constance. Et, compte tenu de la somme qu’Ulrich lui avait proposée, il était prêt à appareiller à n’importe quelle heure.
— Ne veux-tu pas savoir où nous nous rendons ?
Afra, l’air absent, répondit :
— Peu m’importe l’endroit où nous allons. L’essentiel est que nous soyons ensemble. Mais dis-le moi quand même.
— À Strasbourg.
Afra fit une moue incrédule.
— Je ne peux rester ici après ce qui s’est passé. Quand bien même mon innocence dans la mort de Griseldis serait démontrée, la haine du peuple est si vive que je vois mal comment
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