Les Conjurés De Pierre
d’où il venait ni où il se rendait.
— Ah ! Effectivement, je ne serais pas malheureux si je réussissais à vous vendre une Bible ou un livre intéressant, fit le libraire de Bamberg. J’ai dans ma voiture deux caisses de livres et de parchemins. Les affaires ne sont pas florissantes. Les moines copient leurs livres eux-mêmes.
— C’est bien ce que je vous disais ! ajouta le marchand d’objets liturgiques. Ils ne pensent qu’à faire des affaires.
— Depuis quand est-ce interdit ? demanda un marchand qui vanta, de l’autre extrémité de la table, les reliques d’Ursule de Cologne, sainte patronne du foyer et, en disant cela, il fit un clin d’œil à Afra.
— Une relique ! s’enquit Afra étonnée.
— L’oreille gauche de la sainte, expertisée par l’évêque de Cologne, qui se porte garant de son authenticité.
Afra détourna la tête sans plus se soucier du marchand. À cet instant-là, elle fut saisie d’effroi. Le visage émacié et le crâne dégarni de son voisin de table venaient de lui apparaître subitement livides, plâtreux, percés de trous noirs et flanqué d’un long nez crochu. Il lui fallut un moment avant de comprendre qu’il venait de mettre un masque.
— Je suis fabricant de masques vénitiens, expliqua-t-il en ôtant le masque. Pour vous, j’aurais un modèle plus seyant de cocotte. Puis-je vous le présenter…
Afra le dissuada d’un geste de la main.
— C’est bien ce que je vous disais ! répéta le marchand d’objets liturgiques.
— Vous parlez un allemand irréprochable, lui fit observer Afra avec une mine reconnaissante, tandis que l’aubergiste apportait des chopes de bière, de la viande bouillie avec du chou trop cuit et une corbeille de croûtons de pain.
— Il le faut bien si je veux vendre mes masques. Je ne m’en sors pas aussi bien que celui-là, dit-il en jetant à son voisin un regard oblique, assorti d’une remarque désobligeante : un peintre de fresques qui vient de Crémone. Il cherche du travail. On n’a évidemment pas besoin de parler pour peindre.
Les autres éclatèrent de rire et le peintre les regarda sans comprendre pourquoi.
— Il reste encore les deux là-bas de part et d’autre de l’exorciste qu’on n’entend pas beaucoup plus ! ajouta le marchand en les désignant du doigt. i ls ne sont pas bavards. Faut comprendre. L’un est infirme, il a perdu une jambe en tombant d’un échafaudage. Il espère que saint Jacques de Compostelle fera un miracle et lui accordera la guérison. Pauvre bougre ! Et celui-là, il est muet comme une carpe, fit-il en retournant son pouce en direction de l’homme.
— Je suis un envoyé en mission secrète ! répliqua l’homme concerné en se frottant le nez comme si quelque chose l’ennuyait. Sa simarre noire aux manches amples lui donnait une allure respectable.
— Et vous ? D’où venez-vous ? Où allez-vous ? demanda subitement l’exorciste, la bouche pleine et dégoulinante, sans cesser de ronger un os avec ses chicots.
— Nous venons d’Ulm, répondit Afra sans réfléchir.
Ulrich lui donna un coup de pied sous la table et prit le relais :
— Nous venons de Trêve et nous sommes passés par Ulm. Nous habitons à Passau.
— Vous ne ressemblez guère à des pèlerins.
— Nous n’en sommes pas, répondit Afra.
— Nous voulons nous lancer dans le commerce des étoffes, expliqua Ulrich, prompt à la répartie. Afra l’appuya d’un hochement de la tête.
Mal à l’aise, elle regardait du coin de l’œil le marchand d’objets liturgiques qui ne la lâchait pas des yeux.
— Se peut-il que nous nous soyons déjà rencontrés ? commença-t-il timidement.
Afra s’inquiéta soudain.
— Votre visage ne m’est pas inconnu.
— C’est possible, mais je ne vois pas dans quelles circonstances, répliqua Afra en jetant des regards désespérés à Ulrich.
Les conversations animées tournèrent subitement court, sans que la question importune du marchand y soit pour quelque chose. Mais, le marchand de reliques attirait toute l’attention sur lui.
Il venait de sortir discrètement de dessous la table une mallette et présentait sereinement ses reliques sans omettre les commentaires de rigueur :
— L’oreille gauche d’Ursule de Cologne, le tibia de Gaubald de Ratisbonne, un lambeau du linceul de Sibylle de Gage, le pouce droit d’Idesbald de Dünen, et l’ongle d’un orteil de Raulina de Paulinzella – le tout
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