Les Conjurés De Pierre
Diebold ?
— Oui, c’était son nom.
— Pourquoi, c’était ?
— Il a fait une chute de cheval dans les environs d’Ulm et s’est rompu la nuque. Je suis sa fille aînée, Afra.
— Comme le monde est petit ! J’ai fait sa rencontre voilà plusieurs années au Mont-Cassin, dans cette gigantesque abbaye, accrochée à flanc de collines, une véritable ville comptant plus de trois cents moines, théologiens, historiens et érudits, qui possède la plus grande bibliothèque de la chrétienté. J’avais entendu dire, comme maître Diebold, que les moines mettaient en vente une partie non négligeable de leurs livres, en particulier tous les ouvrages des auteurs antiques considérés par les bénédictins comme des textes sacrilèges tandis que nous, ici, nous les apprécions énormément.
— Vous étiez donc en concurrence avec mon père.
— Oui, bien sûr, mais le comte de Württemberg avait donné beaucoup d’argent à votre père. Je ne pouvais rivaliser avec lui. Je venais de choisir une douzaine d’ouvrages anciens sur lesquels j’aurais pu faire de gros bénéfices, quand maître Diebold est intervenu. Il offrait d’acheter l’ensemble des livres en vente. Un petit libraire comme moi ne pouvait que s’incliner.
— Je suis désolée pour vous. Enfin, c’est du passé désormais.
Le libraire prit une mine songeuse.
— Plus tard, je lui ai proposé de me céder certains livres à un prix supérieur à celui auquel il les avait acquis. Mais il a refusé. Je n’ai pas réussi à lui acheter un seul des cinq cents livres. Je n’ai toujours pas compris, jusqu’au jour d’aujourd’hui, pourquoi il tenait tant à conserver l’ensemble de ces ouvrages.
Afra lança un regard discret à Ulrich, que ces propos rendaient lui aussi songeur. Le récit du libraire soulevait plusieurs questions.
— Avez-vous quand même une idée ? s’enquit Afra.
Le libraire mit du temps à répondre.
— Les romains avaient une maxime : Hebent sua fata libelli, qui signifie à peu près : « Les livres ont leur destin », ou encore : « les livres ont leurs secrets ». Il se peut que maître Diebold ait eu connaissance d’un secret que tous, moi y compris, ignoraient. Mais cela ne m’explique pas pourquoi il se refusait à céder le moindre livre de la bibliothèque du Mont-Cassin. Il avait peut-être de bonnes raisons de vouloir farouchement les conserver tous. »
Ulrich caressa la main d’Afra sans cesser de regarder le libraire. Afra comprit aussitôt ce que signifiaient ces douces caresses : pas de réflexions déplacées. Il vaut mieux te taire.
— Enfin, tout cela date désormais, fit-elle comme si de rien n’était.
— Oui, cela doit faire quinze ans maintenant, renchérit le libraire. Puis, après un instant, il ajouta : vous dites que maître Diebold a fait une chute de cheval ?
Afra acquiesça sans mot dire.
— En êtes-vous certaine ?
— Je ne comprends pas votre question.
— Enfin, avez-vous vu de vos propres yeux votre père tomber de cheval ?
— Bien sûr que non. Je n’étais pas là. Mais qui aurait eu intérêt à nuire à mon père ? Personne !
Ulrich constata avec contrariété que leur conversation attirait la curiosité de l’assemblée.
— Parlez si vous savez quelque chose à ce sujet. Sinon, taisez-vous ! dit-il sur un ton agacé.
Afra était sens dessus dessous. Elle aurait volontiers continué de discuter. Mais le libraire se tourna vers Afra pour abréger la conversation :
— Je ne voulais pas rouvrir ces anciennes plaies. C’est juste une idée qui m’a subitement traversé l’esprit.
Plus tard, en regagnant leur chambre dans le bâtiment donnant sur la cour, Afra chuchota à l’oreille d’Ulrich :
— Crois-tu que mon père ait été assassiné à cause du parchemin ?
L’architecte pivota sur lui-même, éleva la lanterne pour mieux se diriger dans l’escalier raide et éclaira le visage d’Afra. Une ombre informe dansait sur le mur.
— Qui pourrait l’affirmer ! Tant d’hommes périssent pour des raisons absurdes, dit-il tout bas.
— Mon Dieu, balbutia Afra. Personne ne l’avait jamais suggéré. Quand c’est arrivé, j’étais très jeune et incapable d’envisager des choses pareilles.
— As-tu vu le corps de ton père mort ?
— Oui, bien sûr. Il ne portait aucune trace de blessures. Il semblait juste dormir. Le comte Eberhard l’a fait inhumer dignement. Je me souviens
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