Les Conjurés De Pierre
vaisselle sous laquelle se trouvaient deux sacoches en cuir, servant habituellement au transport des grosses sommes.
Ulrich frappa du plat de la main sur les besaces et entendit le cliquetis des pièces.
— C’est bon, dit-il, soulagé. Mais il nous faut enterrer cet homme d’une façon ou d’une autre. C’est un scélérat mais un homme tout de même.
Ils traînèrent à trois le cadavre dans le sous-bois et le couchèrent entre les racines enchevêtrées de deux sapins, puis le couvrirent de branchages avant de remonter en voiture pour poursuivre leur chemin.
Sur ces entrefaites, il était déjà midi, et donc grand temps de passer les gorges de l’Eisbach.
Le charretier savait, pour avoir déjà souvent accompli ce trajet, qu’il fallait s’attendre à tout : un éboulement de terrain dû à de fortes pluies, des avalanches de pierres dues au gel ou à la sécheresse.
Si un autre attelage arrivait en sens contraire, le charretier serait bien embarrassé, car l’étroitesse du chemin ne permettait pas de faire demi-tour.
L’embuscade les avait profondément marqués. Une heure s’était écoulée sans qu’aucun ne prononce un seul mot.
Afra ruminait ses pensées : devait-elle se réjouir ou s’attrister du vol du parchemin ? Ce legs de son père avait éveillé sa curiosité, bientôt renforcée par les remarques surprenantes du libraire sur les conditions de la mort de ses parents.
Mais d’un autre côté, elle se sentait maintenant soulagée et libérée d’un poids qui, ces derniers jours, pesait sans relâche sur son cœur.
C’était fini désormais. À Strasbourg, elle allait oublier son passé et commencer une vie nouvelle et paisible aux côtés d’Ulrich.
Le destin allait, hélas, en décider autrement.
Après avoir passé sans encombre les gorges, le charretier fit halte dans la première clairière qu’ils traversèrent.
Et après avoir scruté les parages attentivement, il descendit de voiture, fit quelque pas vers quelque chose de clair, qui semblait abandonné sur le sol gelé à la lisière de la forêt.
Afra sut immédiatement avant les autres de quoi il s’agissait. Les brigands qui lui avaient dérobé l’étui contenant le parchemin, s’étaient aperçus bien vite que l’objet n’avait pas de valeur et ils s’en étaient débarrassé.
Le charretier examina le parchemin sous toutes les coutures. Il allait le jeter par terre quand Afra intervint :
— Attendez, c’est à moi !
— à vous ? demanda le charretier, dubitatif, en plissant les yeux.
— Oui, je le conservais toujours sur ma poitrine dans un petit étui. C’est un souvenir de mon père.
L’explication d’Afra ne put dissiper les doutes du charretier.
— Un souvenir ? répéta-t-il. Mais il n’y a pas une ligne d’écrite sur le parchemin.
— Allez, rendez-nous ça ! intervint l’architecte volant au secours d’Afra.
Le charretier obtempéra à contrecœur. Il marmonna quelques mots dans sa barbe en tendant le parchemin à Afra, puis reprit place sur la banquette et fit repartir ses chevaux d’un coup de fouet.
Lorsque la voiture fut relancée, il se retourna et s’adressa à Afra :
— Que me contez-vous là ? Un souvenir, pensez donc ! Une feuille vierge !
— Et pourquoi pas ? répliqua Afra avec un sourire contraint, sur un ton qui voulait dire tout et rien à la fois.
5
Les mystères de la cathédrale
La foule des s trasbourgeois se pressait sur le Pont aux Supplices. La construction de pierre enjambait le cours nonchalant de l’Ill qui, au sud, formait deux bras renflés comme une panse de porc pour se rejoindre au nord. Situé à proximité de la cathédrale, le pont était une fois par mois le lieu d’un spectacle macabre attirant jeunes et vieux.
Le matin même, le tribunal des fraudes avait siégé et condamné au supplice de la planche ou de la cage un homme faisant du vin frelaté, un faux-monnayeur, un boucher véreux vendant du chat en guise de lapin et un bourgeois que sa femme battait avec son consentement. Le bruit courait aussi qu’une belle, engrossée par son confesseur derrière l’autel de l’église Saint-Stéphane, serait noyée aujourd’hui.
En se rendant à la cathédrale, Afra se laissa entraîner par la foule vers le pont sans savoir ce qui attirait la curiosité d’autant de badauds. Les s trasbourgeois se tenaient serrés les uns contre les autres sur les deux rives du fleuve en se grandissant pour ne rien
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