Les Conjurés De Pierre
manquer de l’événement. Les premiers rayons de soleil printanier réchauffaient timidement l’atmosphère.
Une odeur pestilentielle d’eaux usées montait de la rivière si paresseuse à cet endroit, qu’on n’aurait pu dire exactement dans quel sens elle coulait.
En examinant les eaux de plus près, on voyait, flottant à la surface, des cadavres d’animaux, de chats et de rats ainsi que toutes sortes d’immondices et d’excréments. Mais nul ne s’en souciait.
Tous les regards étaient tournés vers le pont au milieu duquel se dressait un treuil muni d’une longue flèche ressemblant aux grues que l’on voit sur les chantiers des cathédrales. À l’extrémité de la flèche était suspendue une grande corbeille semblable à ces cages dans lesquelles on enferme les volailles et les animaux domestiques pour les vendre sur le marché.
Lorsque le prévôt, vêtu de sa robe noire et coiffé d’une grosse toque, grimpa sur un tonneau lui servant d’estrade, les badauds se turent immédiatement.
Six sergents sanglés de cuir, à l’allure martiale, malmenaient les six hommes condamnés quelques minutes auparavant sur la place de l’hôtel de la ville.
Tantôt ils les poussaient, tantôt ils les traînaient, cherchant à les mettre en rang devant le prévôt.
Ce dernier déclina l’identité des criminels, puis lut les sentences que la foule accueillit par un délire d’acclamations et d’applaudissements parmi lesquels s’élevèrent quelques rares protestations.
Le marchand de vin frelaté ayant écopé d’une peine moins sévère que les autres, une seule et unique immersion, fut le premier supplicié. Deux sergents s’emparèrent de lui et l’enfermèrent dans la cage.
Les quatre autres sergents se suspendirent à la flèche qui, par un mouvement de balancier, expédia la cage avec le petit malfrat dans les airs, puis ils firent pivoter la flèche vers la rivière et sautèrent à terre.
La cage plongea dans l’eau.
L’eau bouillonna, gargouilla et clapota, comme lorsqu’on saigne un cochon et que son sang coule à flots dans une marmite. En un clin d’œil, la corbeille et le marchand de vin avaient disparu dans les eaux fangeuses et fétides de la rivière.
Le prévôt, une main puis l’autre levée, compta dans sa tête jusqu’à dix en détendant un à un chacun de ses dix doigts. Après expiration, l’infortuné fut ressorti du cloaque.
Des femmes, au premier rang, poussaient des cris et frappaient des couvercles de casseroles les uns contre les autres puis entonnèrent en chœur :
— Encore ! Encore ! Au bouillon !
Le numéro se reproduisit trois fois de suite pour les autres criminels pour finir par le boucher qui, condamné à la peine la plus sévère, fut immergé quatre fois dans l’eau. Lorsque l’homme fut enfin sorti de l’Ill, il faisait pitié à voir.
Le visage dégoulinant de crasses et d’immondices, il ne pouvait ouvrir les yeux. Agenouillé dans la cage, il se cramponnait aux barreaux en essayant de reprendre son souffle. Lorsque les sergents le délivrèrent de sa prison, il s’effondra sur le pont.
— Il n’est pas près de recommencer à nous vendre du chat mort, cria une mégère furieuse.
Et un homme de forte constitution, le visage rougeaud, leva le poing en hurlant à la cantonade :
— Pourquoi tant d’indulgence ! Qu’on pende cette canaille !
La foule approuva vivement, et reprit à tue-tête :
— Qu’on pende cette canaille !
Les cris de fureur mirent longtemps à se calmer. Tout à coup, le silence se fit, un silence si intense qu’on pouvait entendre les bruits cahotants du tombereau tiré par un âne qui, venant de la grand-place, se dirigeait maintenant vers le pont. Les badauds s’écartèrent pour le laisser passer. Certains spectateurs se signaient.
De temps à autre, un « oh » ou un « ah » rompait le silence.
Le tombereau transportait un sac de toile fermé par un nœud. On devinait que ce qu’il contenait n’était pas bien gros. On entendait des petits gémissements.
Sur le sac était posée une touffe de cheveux roux peignée comme une queue-de-cheval. Un valet, vêtu de rouge, guidait l’âne buté qui refusait de faire les derniers mètres pour atteindre le milieu du pont.
La suite du spectacle provoqua chez Afra une réaction de stupeur et d’horreur.
à peine le tombereau s’était-il immobilisé que deux sergents s’en approchèrent, attrapèrent le sac dans lequel
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