Les Conjurés De Pierre
quelque chose gigotait et le jetèrent dans le fleuve par-dessus la balustrade.
Le sac dériva un moment sur les eaux nauséabondes, puis se redressa à la verticale comme un navire qui va couler à pic, et avant même qu’on y ait pris garde, il avait disparu dans le courant.
Les badauds regardaient en silence la mèche de cheveux que le courant entraîna encore un moment vers l’aval. Des gamins s’amusèrent à lancer des pierres dans sa direction jusqu’à ce que le dernier souvenir de la belle disparaisse à son tour.
Après cela, la dernière exécution passa presque inaperçue. Sur un ton ennuyé, précipité et inaudible, le prévôt annonça qu’un curé ayant fait un usage personnel des aumônes de ses paroissiens, avait été condamné par le tribunal épiscopal à avoir la main droite tranchée.
Un sergent sortit sans la moindre émotion ladite main du morceau de tissu qui l’enveloppait et la lança loin dans la rivière.
Afra sentit les larmes lui monter aux yeux, elle venait d’être le témoin d’une exécution capitale qui la révoltait. Elle se faufila en courant à travers la foule en direction de la cathédrale.
Pourquoi cette jeune fille était-elle morte tandis que son confesseur, un homme pervers, s’en tirait sans qu’on ait touché à un seul de ses cheveux ?
En chemin, Afra passa dans une rue où le feu avait dévasté plusieurs maisons dont il ne restait que des ruines. Un vaste incendie avait détruit en effet plus de quatre cents maisons, qui n’avaient pas encore été reconstruites. Il régnait une odeur désagréable de poutres consumées.
Elle savait où trouver Ulrich : au bout de la rue débouchant sur la façade occidentale de l’édifice. Il passait là le plus clair de ses journées ainsi que ses soirées parfois, assis sur une pierre, contemplant et admirant l’église construite en grès rose des Vosges qui prenait au couchant du soleil une teinte pourpre.
Depuis trois mois, Ulrich von Ensingen se rendait presque quotidiennement au palais épiscopal pour voir l’évêque Wilhelm von Diest. Et, tous les jours, on lui faisait dire que s on é minence n’était pas encore rentrée de son voyage d’hiver.
Ce n’était un secret pour personne que l’évêque de Strasbourg, joueur et alcoolique, n’avait jamais été ordonné prêtre et qu’il devait cette investiture, à défaut d’érudition et de dévotion, au sang bleu qui coulait dans ses veines et à la protection du pape de Rome.
Personne ne s’étonnait que s on é minence passât l’hiver en compagnie de sa concubine dans les contrées plus chaudes de l’Italie, ni qu’il soit constamment en bisbille avec son chapitre et en particulier avec son doyen, Hügelmann von Finstingen, lequel convoitait lui-même sa fonction.
Hügelmann, un homme intelligent, à la mise aussi irréprochable que ses manières, avait congédié Ulrich quand celui-ci, fort de la lettre de l’évêque Wilhelm, avait fait valoir ses droits d’engagement comme architecte. d epuis plus d’un siècle déjà, la direction des travaux de la cathédrale ne relevait plus de l’autorité de l’évêque mais de celle du parlement de la ville.
Et ce dernier venait précisément d’engager un nouvel architecte ayant pour mission d’ériger, sur la façade occidentale de la cathédrale, une flèche qui reléguerait dans l’ombre toutes celles déjà existantes.
a veuglé par le soleil et absorbé dans la contemplation de la façade de l’église, dont le porche pointu ressemblait à la coque d’un navire à la proue fichée dans le sol et la poupe s’évertuant à monter verticalement dans le ciel, Ulrich ne vit pas Afra arriver.
Ce n’est que lorsqu’elle posa la main sur son épaule qu’il leva rapidement les yeux vers elle et lui dit :
— Ce maître Erwin était vraiment un génie. Il n’a malheureusement pas pu voir l’achèvement de ses travaux.
— Tu n’as pas besoin de te déconsidérer ainsi, lui rétorqua Afra. Pense à la cathédrale d’Ulm. C’est ton œuvre et, quand on parle d’elle, ton nom est toujours cité.
Ulrich pressa la main d’Afra avec un sourire où pointait une once d’amertume. Puis, dirigeant son regard vers les hauteurs, il lui dit sur un ton résigné :
— Que ne donnerais-je pour pouvoir élever sur cette longue nef une flèche qui parachèverait la construction géniale de maître Erwin !
— Tu obtiendras cette mission, lui dit Afra en guise de réconfort.
Weitere Kostenlose Bücher