Les Conjurés De Pierre
une cathédrale ?
Afra faillit lui répondre :
— Et vous-même, à quoi vous servirait-elle ? Mais elle ravala sa question et se tut.
— Et pourquoi maître Ulrich ne s’est-il pas adressé directement à moi ? demanda l’ammeister sur un ton plus conciliant cette fois. Nous venons tout juste d’engager Werinher Bott. Je suis désolé, mais nous n’avons pas besoin d’un deuxième architecte.
Afra haussa les épaules avec résignation :
— Comment aurions-nous pu savoir que votre évêque n’était pas impliqué dans les travaux ? Depuis notre arrivée au début de l’année, maître Ulrich s’est rendu en vain presque tous les jours au palais épiscopal pour le rencontrer. Enfin, quoi qu’il en soit, je vous remercie de m’avoir écoutée. Si vous aviez besoin des services de maître Ulrich, vous pouvez le trouver dans la Bruderhofgasse.
Afra s’abstint de raconter à Ulrich son entrevue avec l’ammeister. Cela n’aurait fait qu’accroître son dépit. L’architecte conservait l’espoir que la situation tourne à son avantage.
Il ne se laissait pas dissuader de faire des plans et des croquis figurant les deux futures tours.
Le jour de la Saint-Joseph, la nouvelle circula dans Strasbourg que Wilhelm le lubrique – comme tout le monde l’appelait – était de retour. Son é minence avait troqué sa concubine parisienne, avec laquelle il vivait, contre une autre du même acabit, mais sicilienne cette fois, avec des yeux noirs, des cheveux bruns et une peau aussi lisse et sombre que celle d’une olive.
Il s’écoula plus d’une semaine avant qu’il apparaisse pour la première fois aux yeux des Strasbourgeois car, à l’instar de ses prédécesseurs, l’évêque ne résidait pas à Strasbourg mais dans un de ses châteaux à Dachstein ou à Saverne, et il ne s’installait que très rarement en ville dans le palais épiscopal.
Les bourgeois et les évêques ne faisaient pas bon ménage à Strasbourg. Leur aversion mutuelle ne datait pas d’hier. Ils s’étaient combattus un siècle et demi plus tôt et l’évêque de l’époque avait essuyé une défaite.
Depuis lors, les évêques de Strasbourg, pour avoir gouverné la ville à leur guise, avaient perdu tout pouvoir officiel sans perdre toutefois leurs nombreux partisans qui, à la vérité, étaient toujours prêts à les suivre bien qu’ils ne disent que pis que pendre en public au sujet de l’actuel évêque, Wilhelm le lubrique.
L’évêque reçut maître Ulrich dans une sombre salle d’audience, dont le décor ne rappelait que vaguement sa splendeur passée. Wilhelm, un homme à la carrure imposante, portant sur son visage le goût du plaisir, se présenta à l’architecte dans une sorte de déshabillé, coiffé d’une mitre dorée marquant sa fonction. Il lui tendit avec solennité sa main droite pour la baiser et s’exclama avec emphase :
— Maître Ulrich von Ensingen, au nom du Christ notre Seigneur, soyez le bienvenu. On m’a dit que vous m’attendiez depuis fort longtemps.
Son accent guttural trahissait sans méprise possible ses origines hollandaises.
L’architecte le salua d’une formule toute faite et lui exprima immédiatement ses condoléances pour la mort de son messager :
— Comme je vous l’ai fait savoir, ce fut un accident tragique provoqué par une crapule, un homme de main, un certain Leonhard Dümpel qui a reçu le châtiment qu’il méritait. Que Dieu ait pitié de l’âme de ce pauvre pécheur !
— Il suffit. De mortuis nil nisi bene [8] , dit-on si je ne m’abuse. Je n’ai pas été informé de la mort du messager. Effectivement, cela fait longtemps que je ne l’ai pas vu.
— Pourtant, je vous avais envoyé une lettre !
— Ah bon ?
— Oui, dans laquelle je vous avertissais du décès de votre messager et vous transmettais mes condoléances.
Le visage dubitatif de l’évêque s’illumina subitement comme s’il venait d’être touché par la grâce du Saint-Esprit. Il tapota du bout de son index sa coiffe :
— Ah, j’y suis, maintenant, je m’en souviens. J’ai reçu votre réponse m’informant que vous vous refusiez, imprudentia causa , à défaut de plus amples informations, à élever la plus haute tour de la chrétienté à Strasbourg. J’espère qu’entre-temps, vous avez changé d’avis.
Ulrich von Ensingen acquiesça :
— Des incidents malencontreux m’ont empêché de poursuivre mon travail à Ulm. La mort de
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