Les conquérants de l'île verte

chez nous ? – Tu parles de manière déraisonnable,
répondit Bran, car nous ne trouverons nulle part ailleurs de vie aussi agréable
que celle que nous menons ici. »
    Cependant, les compagnons de Bran commençaient à murmurer et
à accuser leur chef, subjugué par la reine de l’île, de ne pas vouloir les
ramener dans leur pays. « Grand est l’amour de Bran pour cette femme, dit
German. Puisqu’il en est ainsi, laissons-le avec elle, reprenons notre bateau
et repartons pour l’Irlande. »
    Or, Bran avait entendu la conversation. « Vous ne
partirez pas sans moi, dit-il. Je vois que vous voulez retourner dans votre
pays : si vous persistez dans votre projet, sachez-le, je m’en irai avec
vous, car le devoir d’un chef est d’être toujours parmi ses compagnons. »
    Ils préparèrent donc en secret leur départ. Un jour, après
que la reine fut partie présider l’assemblée de son peuple, Bran et les siens
montèrent sur leur bateau et s’éloignèrent du rivage. Mais la reine, qui
rentrait au même moment dans la forteresse, aperçut le bateau qui prenait le
large, avec Bran et ses compagnons. Elle fit bondir son cheval jusqu’au rivage
et, arrivée là, lança une pelote de fil à bord. Bran saisit la pelote, et
celle-ci lui colla à la main. Alors, la reine n’eut plus qu’à tirer sur le fil
pour ramener les fugitifs au port. « Pourquoi partir ainsi ? leur
demanda-t-elle. Vous auriez pu au moins m’en parler, au lieu de vous enfuir
comme des voleurs. »
    Comme tous baissaient la tête d’un air confus, Bran finit
par prendre la parole : « Mes compagnons voulaient revoir leur pays,
et moi, je ne pouvais les abandonner. – Ton sentiment est honorable, Bran, fils
de Fébal, reprit la reine, mais savez-vous que vous couriez à de grands
dangers ? Si vous voulez retourner en Irlande, vous partirez demain, au
petit matin. Je vous dois cependant un avertissement : lorsque vous serez
sur le rivage de l’Irlande, ne descendez pas de votre bateau et ne mettez
jamais le pied sur la terre, quoi qu’il arrive. »
    Ils partirent le lendemain, après avoir pris congé de la
reine de l’île et des seize filles et, le vent étant favorable, ils arrivèrent
rapidement en vue des côtes d’Irlande et abordèrent en un lieu nommé depuis
lors le Ruisseau de Bran [118] .
Or, il se tenait une grande assemblée sur le rivage, et on leur demanda qui ils
étaient.
    Bran leur répondit, mais les gens à terre semblèrent ne pas
comprendre ses paroles. Il insista, précisa qui il était, où il résidait, quels
rois régnaient sur le pays. « Nous ne connaissons pas ceux dont tu
parles », répondirent-ils. Alors, un vieillard s’avança sur le bord de
l’eau. « J’ai entendu conter, dans mon enfance, que, voici trois cents
ans, un chef du nom de Bran, fils de Fébal, était parti sur la mer et n’était
jamais revenu. Est-ce toi ? Tu me parais bien jeune pour être celui que tu
prétends. – C’est pourtant moi, dit Bran, et mes compagnons sont là pour en témoigner. »
    À ce moment-là, Nechtân, fils de Collbran, n’y tint plus et
sauta hors du bateau. Mais à peine ses pieds eurent-ils touché terre qu’il
tomba en cendres, comme s’il avait été enseveli depuis des siècles.
    Alors, Bran chanta une lamentation sur Nechtân, fils de
Collbran. Puis, après avoir raconté aux gens du rivage toutes ses aventures, il
prit congé d’eux, fit mettre à la voile et, bientôt, son bateau disparut dans
la brume. Personne, depuis lors, ne l’a jamais revu, mais chacun sait que Bran,
fils de Fébal, se trouve dans la Terre des Fées, quelque part dans le grand
océan, auprès de la grande reine qu’est Morrigane, fille d’Ernmas. [119]

CHAPITRE XII

Étaine et le Roi des Ombres
    Un jour, Mider de Bri Leith, des tribus de Dana, avait
décidé de rendre visite à son fils adoptif, Angus, fils de Dagda, qu’il avait
élevé et pour lequel il éprouvait une vive affection. Il vint donc, au moment
de la fête de Samain , à la résidence d’Angus, à
Brug-na-Boyne, et trouva le Mac Oc occupé depuis la colline à regarder deux troupes
de jeunes gens qui jouaient sur la pente, tandis qu’Elcmar, frère de Dagda,
campé sur la colline de Cletech, au sud, observait lui aussi la scène.
    À ce moment-là, une querelle éclata entre les jeunes gens,
et Angus allait se précipiter vers eux pour les séparer avant que l’affaire ne
devînt sanglante quand Mider le retint. « N’y va