Les contrebandiers de l'ombre

poulets en os, liés les uns aux autres, et bourrés de farce et de champignons. Dora posa précautionneusement la laitue autour du corps avec des radis.
    — Eh bien, c'est magnifique, mais pourquoi tout ça, Dora ? demanda Sam, qui pensait que son poulet printanier, avec du riz, était bien assez bon.
    — A cause d'hier, Sam... C'est Shelby qui a fait cette horreur à Merdraco. Il voulait détruire le château, comme il a tué mon frère. C'est que j'en ai marre de le voir trafiquer et terroriser tout le monde en toute impunité ! Oh ! T'inquiète pas, Sam. Je n'irai rien raconter à personne.
    J'suis pas aussi courageuse que mon Teddie. Dieu ait son âme !
    — Je sais. C'est infâme, acquiesça Sam Lascombe en secouant la tête tristement.
    L'aubergiste avait surtout honte d'être resté impuissant devant la mort de Ted Samples.
    — Frappé dans le dos, probab', continua-t-elle. J'ai entendu Kirby raconter ce qu'ils ont trouvé à Merdraco. Il n'y avait aucune raison de faire ça au château. C'est de la pure malignité !
    Alors, j'ai cherché ce que je pouvais faire pour accueillir le fils de lady Elayne.
    — Oui... Je me demande s'ils ont fait ça volontairement...
    — Comment ça se pourrait-il autrement ? s'exclama Dora, outragée.
    — Oh, tu sais... Ils vivent comme des cochons, les Fils de Belial. Je crois pas qu'ils connaissent autre chose...
    — En tout cas, Shelby, certainement ! conclut Dora en tranchant une tomate en si fines rondelles que Sam se demanda si elle ne pensait pas à Shelby en la coupant.
    — Enfin, heureusement que le pavillon est intact ! C'est plus prudent pour nous. Déjà, ça sera difficile à faire avaler à Shelby que le marquis est resté ici tout ce temps.
    — Enfin, on peut pas se plaindre. C'est bien agréable d'aller choisir des poulets dodus et des salades bien vertes et craquantes. Ne me raconte pas que la vie était belle avant que lord Jacobi arrive ! On est comme des bêtes sauvages avec Shelby dans les environs. Hier, j'ai presque réussi à oublier tout ça avec lord Kit sur mes genoux ! C'était comme autrefois, Sam !
    Quand on avait pas à raser les murs !
    — Ô Seigneur ! J'avais oublié ! fit soudain Sam.
    — Oublié quoi ? fit Dora en reniflant. Eh ! Imagent, va jeter un coup d'œil sur les tartes !
    Dans le four, idiote !
    — Tu sais quelle nuit on est ? chuchota Sam avec un air de conspirateur.
    — Mardi soir. Pourquoi ?
    Sam éclata :
    — Bon Dieu de bonsoir ! C'est la nouvelle lune !

    Dora se mordit les lèvres :
    — Et on est là, avec Leurs Seigneuries et leur suite, à donner un festin !
    — Il va y avoir des étincelles, si Shelby se pointe ici après avoir débarqué la marchandise !
    — Tu crois que c'est possible ?
    — Avec la tempête, ces derniers jours... C'est pour ce soir, sûr, dit Sam, désespéré. Puis il était en France, cette quinzaine. Il cherchait un nouveau partenaire là-bas ! Pour le prévenir...
    — Essaie de trouver un des gars qui seront là pour l'attendre.
    — Me souviens plus bien du code depuis le temps. Les Dragons sont partout maintenant.
    — Shelby va bien apprendre le retour de Sa Seigneurie, un de ces quatre. T'as pas tellement envie d'être celui qui va le lui dire, c'est ça ?
    — Et toi ? T'as envie ?
    — Sûr que non, fit Dora en glissant les crevettes dans leur sauce. T'as pas besoin de tout lui raconter. Dis-lui qu'il y a du monde et que ça ne serait pas très prudent de passer par là. C'est tout ce qu'ils ont besoin de savoir.
    —Ouais. C'est bien tout ce que je peux faire. Sinon...
    Sam s'éloigna, désemparé. Il avait soudain le sentiment que son auberge était installée sur un volcan.

    Tout le monde dormait dans l'Auberge de la Tombe-l'Evêque quand Dante se glissa à l'extérieur, laissant Rhea endormie, le visage en partie caché par le désordre de ses cheveux.
    Le feu s'était éteint, et quelques braises diffusaient encore une chaleur bienfaisante. Dante se rendit aux écuries sur la pointe des pieds et y sella son cheval. Malgré l'obscurité, il opéra avec une grande économie de gestes et chuchota des mots rassurants dans l'oreille de sa monture.
    Ayant franchi l'arche d'entrée, le marquis monta en selle et se dirigea vers Merdraco.
    Une fois devant la vieille forteresse, il glissa à terre et, avec l'aide d'une lanterne empruntée à l'auberge, s'aventura dans le dédale des pierres. Par un escalier en colimaçon, il s'engagea dans une des tours. Chaque marche était comme un