Les croisades vues par les arabes
s'amoncellent étoffes, ambre ou colifichets, dattes, pistaches ou condiments. Pour abriter les passants du soleil et de la pluie, l'avenue et les ruelles avoisinantes sont entièrement couvertes d'un plafond de bois qui s'élève, aux carrefours, en de hautes coupoles de stuc. Au coin des allées, notamment celles qui mènent aux souks des fabricants de nattes, des forgerons et des marchands de bois de chauffage, les Alépins devisent devant les nombreuses gargotes qui, dans une persistante odeur d'huile bouillante, de viande grillée et d'épices, proposent des repas à des prix modiques : boulettes de mouton, beignets, lentilles. Les familles modestes achètent leurs plats préparés au souk; seuls les riches se permettent de cuisiner chez eux. Non loin des gargotes s'entend le tintement caractéristique des vendeurs de « charab », ces boissons fraîches aux fruits concentrés que les Franj emprunteront aux Arabes sous forme liquide, « sirops », ou glacée, « sorbets ».
L'après-midi, les gens de toutes condition's se retrouvent aux hammams, lieux de rencontre privilégiés où l'on se purifie avant la prière du soleil couchant. Puis, à la nuit tombée, les citadins désertent le centre d'Alep pour se replier sur les quartiers, à l'abri des soldats ivres. Là encore, les nouvelles et les rumeurs circulent, par la bouche des femmes et des hommes, et les idées font leur chemin. La colère, l'enthousiasme ou le découragement secouent quotidiennement cette ruche qui bourdonne ainsi depuis plus de trois millénaires.
Ibn al-Khachab est l'homme le plus écouté des quartiers d'Alep. Issu d'une famille de riches négociants en bois, il joue un rôle primordial dans l'administration de la cité. En tant que cadi chiite, il jouit d'une grande autorité religieuse et morale et assume la charge de régler les litiges concernant les personnes et les biens de sa communauté, la plus importante d'Alep. En outre, il est raïs, autrement dit chef de la ville, ce qui fait de lui à la fois le prévôt des marchands, le représentant des intérêts de la population auprès du roi et le commandant de la milice urbaine.
Mais l'activité d'Ibn al-Khachab déborde le cadre, déjà large, de ses fonctions officielles. Entouré d'une « clientèle » nombreuse, il anime, depuis l'arrivée des Franj, un courant d'opinion patriotique et piétiste qui réclame une attitude plus ferme face aux envahisseurs. Il ne craint pas de dire au roi Redwan ce qu'il pense de sa politique conciliante, voire servile. Lorsque Tancrède a imposé au monarque seldjoukide d'accrocher une croix sur le minaret de la grande mosquée, le cadi a organisé une émeute et obtenu que le crucifix soit transféré à la cathédrale Sainte-Hélène. Depuis, Redwan évite d'entrer en conflit avec l'irascible cadi. Retranché dans la Citadelle entre son harem, sa garde, sa mosquée, sa source d'eau et son hippodrome vert, le roi turc préfère ménager les susceptibilités de ses sujets. Tant que sa propre autorité n'est pas mise en cause, il tolère l'opinion publique.
Mais en 1111, Ibn al-Khachab s'est présenté à la Citadelle pour exprimer une fois de plus à Redwan l'extrême mécontentement des citadins. Les croyants, lui explique-t-il, sont scandalisés de devoir payer un tribut aux infidèles installés en terre d'islam, et les marchands voient leur commerce péricliter depuis que l'insupportable prince d'Antioche contrôle la totalité des routes menant d’Alep à la Méditerranée et rançonne les caravanes. Puisque la ville ne peut plus se défendre par ses propres moyens, le cadi propose qu'une délégation groupant notables chiites et sunnites, des commerçants et des hommes de religion, aille demander à Baghdad le secours du sultan Mohammed. Redwan n'a aucune envie de mêler son cousin seldjoukide aux affaires de son royaume. Il préfère encore s'arranger avec Tancrède. Mais vu l'inutilité des missions envoyées dans la capitale abbasside il ne pense pas courir le moindre risque en accédant à la demande de ses sujets.
Ce en quoi il se trompe. Car, contre toute attente, les manifestations de février 1111 à Baghdad produisent l'effet recherché par Ibn al-Khachab. Le sultan, qui vient d'être informé de la chute de Saïda et du traité imposé aux Alépins, commence à s'inquiéter des ambitions des Franj. Accédant aux supplications d'Ibn al-Khachab, il ordonne au dernier en date des gouverneurs de Mossoul, l'émir Mawdoud, de
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