Les Dames du Graal
cette pierre, Peredur devient invisible pour le commun des mortels : il est entré dans l’Autre Monde, ce que corrobore l’épisode qui suit immédiatement, celui de l’estuaire que franchissent dans chaque sens moutons blancs et moutons noirs.
Dans ces conditions, comment s’étonner que Peredur, qui s’acharne pourtant dans sa quête pour retrouver le chemin qui mène au Château des Merveilles, demeure quatorze ans auprès de l’Impératrice ? On sait que, dans l’Autre Monde, la notion de temps n’est pas la même, nombre de contes populaires et de récits mythologiques en témoignent. Ainsi, dans le récit irlandais de la Navigation de Bran , le héros et ses compagnons croient être demeurés quelque deux mois dans l’île des Femmes, mais quand ils reviennent sur les rivages d’Irlande, ils s’aperçoivent qu’ils y sont restés deux cents ans {68} . C’est la constatation, avant la formulation de la théorie de la Relativité, que le Temps dépend des systèmes de référence.
Mais ici, alors que Peredur est engagé dans la quête, on peut être surpris par ces quatorze années, toutes symboliques qu’elles sont, où il gouverne en compagnie de l’Impératrice sur un peuple féerique. Aurait-il oublié dans les délices de l’amour et du pouvoir la mission qu’il s’est imposée ? On pourrait le croire, d’autant plus qu’après l’épisode de l’Impératrice, Peredur se retrouve d’un coup à la cour d’Arthur où il se fait copieusement injurier par l’étrange hideuse Demoiselle à la Mule qui lui reproche avec violence sa légèreté et son inconscience. Après tout, Peredur ne serait pas le seul à tomber dans les filets tendus par des fées sur le passage des héros afin de les attirer dans leurs domaines et de les détourner de leur but.
Il s’agit peut-être aussi d’une histoire d’amour, telle celle racontée dans un lai anonyme armoricain de la fin du XII e siècle, le Lai de Graelent Mor , où l’on voit le futur roi de la ville d’Is, Gradlon le Grand, succomber aux charmes d’une fée et la suivre dans l’Autre Monde, ou encore cet autre lai armoricain transcrit à la même date, celui de Guingamor , où le héros, poursuivant un étrange sanglier blanc, pénètre dans les domaines d’une femme féerique dont il tombe amoureux, et avec laquelle il restera à jamais. Ce thème est extrêmement répandu dans les contes populaires de tous les pays.
Mais l’insertion de ce conte, incontestablement d’origine populaire, dans un récit graalien se justifie lorsqu’on le met en perspective par rapport à l’ensemble du récit. D’abord, la distorsion du temps joue dans les deux sens : on peut croire être demeuré plusieurs jours dans un lieu féerique et n’y être resté en réalité que quelques minutes. C’est ce qui arrive à Perceval dans un épisode de Perlesvaux . Peredur s’imagine qu’il a gouverné quatorze ans dans les domaines de l’Impératrice alors qu’il n’y a passé que quelques heures. Mais ce séjour dans l’Autre Monde n’en est pas moins essentiel pour lui.
La logique qui sous-tend le récit de Peredur est implacable, même si certains épisodes paraissent déplacés, superflus ou incohérents. Peredur, comme le Perceval de Chrétien, est au début de sa quête un authentique niais , un naïf (un nice dans le texte en ancien français) qui ne comprend rien à ce qui lui arrive ou qui comprend tout de travers. Chaque aventure qu’il traverse est une étape qui va lui permettre d’abandonner peu à peu sa naïveté et d’arriver à maturation. Et la plupart des épreuves qu’il doit subir sont provoquées par des femmes. L’Impératrice est parfaitement à sa place dans le cours du récit.
Peredur a fait son apprentissage, du moins en partie : il a découvert l’hostilité du monde extérieur, la nécessité de combattre pour survivre, et enfin la sexualité. Mais tout cela appartient au domaine des réalités matérielles, celles qui sont directement accessibles aux sens. Il lui manque encore le développement intellectuel et surtout spirituel qui lui permettra d’accéder à un niveau de conscience supérieur. Or, le Château du Graal – ici appelé Château des Merveilles – est un endroit hors du temps et de l’espace. Il y est allé une première fois absolument par hasard ; il s’y est trouvé plongé comme un enfant égaré au milieu d’un groupe de philosophes en train de débattre d’arguments
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