Les Dames du Graal
sont dans le lit nuptial, Tristan prétexte une ancienne blessure pour ne pas s’occuper de sa jeune épouse. Il est évident que Lancelot ainsi que Tristan, qui ont tous deux une seule obsession, l’image de Guenièvre pour l’un, celle d’Yseult la Blonde pour l’autre, seraient totalement impuissants si on les obligeait à avoir une relation sexuelle avec une autre femme.
Lancelot s’en tire par des paroles courtoises mais fermes. Il répond que si un chevalier qu’elle aurait requis d’amour l’éconduisait, il serait franchement odieux. « Mais si, ne pouvant disposer librement de lui-même, il te refusait son amour, nul ne saurait l’en blâmer. » Et il poursuit en disant que s’il avait été libre, il aurait été fort heureux de la situation, car il n’avait jamais vu « dame ou demoiselle qui méritât mieux d’être aimée ». Lancelot est ici parfaitement en accord avec lui-même, mais il ne se doute pas qu’il condamne ainsi la jeune fille à mort, car celle-ci ne se remettra jamais de cette déception.
Cependant, à la cour d’Arthur, les commérages vont bon train à propos de Lancelot et de la reine, toujours accusés d’adultère par des chevaliers jaloux. Gauvain s’efforce de mettre fin à ces accusations en affirmant devant tout le monde que Lancelot est en train de vivre le parfait amour auprès de la Demoiselle d’Escalot. Et tout cela plonge la reine dans la plus grande angoisse, d’autant plus qu’elle n’a toujours pas de champion pour défendre sa cause. Gauvain voit Guenièvre si mal en point qu’il part à la recherche de Lancelot en compagnie d’Hector, de Lionel et de Bohort. Ils le découvrent enfin, lui racontent ce qui se passe à la cour, et Lancelot arrive au dernier moment pour combattre et confondre l’accusateur de la reine. Mais celle-ci, toujours persuadée que Lancelot l’a trompée, reste plongée dans sa mélancolie.
Or, un jour, « une nef drapée de riches étoffes de soie aborda au pied de la grande tour de Kamaalot ». Intrigués, le roi et ses chevaliers vont jusqu’à la rivière pour s’informer. Arthur et Gauvain montent sur la nef et découvrent « au milieu un lit magnifique, orné de mille parures, et sur lequel reposait une jeune fille, morte depuis peu, semblait-il, et d’une grande beauté ». Et Gauvain reconnaît alors la Demoiselle d’Escalot qu’il avait priée d’amour et qui lui avait répondu qu’elle aimait Lancelot sans même savoir qui il était.
Cette scène, comme celle d’Ophélie morte noyée et flottant au gré des eaux, a inspiré bon nombre de peintres, notamment les Préraphaélites. Elle correspond tout à fait au mouvement de renaissance « gothique », ou tout au moins faussement médiévale, de l’époque victorienne en Grande-Bretagne. Mais en soi, elle constitue le témoignage le plus émouvant de la façon dont les auteurs de la période dite courtoise concevaient l’amour absolu. Et cette conception a toutes les chances d’être intemporelle.
On découvre auprès de la jeune femme morte une lettre scellée que Gauvain lit devant tout le monde. Ici aussi, le rapport entre cette histoire et celle de Tristan et Yseult coule de source : il est certain qu’on peut mourir d’amour. « Si vous vous demandez pour l’amour de qui j’ai souffert l’angoisse de la mort, je vous apprendrai que je suis morte pour l’homme le plus vaillant, Lancelot du Lac, mais aussi le plus vil que je sache, puisque je l’ai supplié en vain et qu’il n’a pas daigné me prendre en pitié. Mon cœur n’a pas pu supporter d’être rejeté, et j’en suis donc venue à ma fin pour avoir aussi loyalement aimé Lancelot qu’une femme peut aimer un homme » (trad. J. Markale). Et tous ceux qui ont entendu le contenu de ce message sont plongés dans la tristesse. Arthur se sent ému de pitié devant le triste destin de cette Demoiselle d’Escalot. « Je pense que le mieux est de l’enterrer avec honneur dans l’église de Kamaalot et de graver sur sa tombe une épitaphe qui attestera les causes de sa mort et perpétuera son souvenir après que nous-mêmes aurons disparu » ( ibid. ). Ainsi est fait. Gauvain, rempli de remords, va trouver Guenièvre et lui avoue. « Je sais que j’ai affirmé au roi que Lancelot aimait cette demoiselle, et je m’en veux d’en avoir menti ! Si Lancelot l’avait aimée de grand amour, elle ne serait pas morte, c’est évident. » La reine Guenièvre sort de
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