Les Décombres
routes bombardées, constamment survolées par l’ennemi, les conducteurs avaient souvent envié les fantassins libres de s’égailler à travers la campagne. De pacifiques secrétaires avaient vu tout à coup leurs bureaux s’effondrer sous les bombes et les chars allemands surgir autour d’eux. De malheureux charretiers des compagnies hippomobiles s’étaient trouvés, dans l’espace de quelques heures, en première ligne avec leurs guimbardes. Ils avaient été les témoins d’un désordre affolant, de l’incompétence et de la peur de presque tous les chefs, de la retraite confuse des troupes débordées. Cependant, ils s’étaient déjà ressaisis. Nous avions avec nous dans le grenier du T bis un long jeune homme fort bien constitué, mais blême, fils d’un général – je n’y peux rien, il en était ainsi –, qui arrivait de l’état-major d’une division écrasée à Mézières. Il portait les houseaux du train hippomobile et les traces d’une frousse intense. De pâle, il devenait vert à la moindre explosion de moteur. Il faisait des pieds et des mains, et notamment avec ses pieds quinze à vingt kilomètres par jour, afin de se faire évacuer pour anémie, ce qu’il obtint. Mais c’était une exception. Leur fatigue et leur premier ahurissement dissipés, les rescapés crânaient, blaguaient sans jalousie les débusqués de l’École Militaire, de la cartographie, des Invalides, se souvenaient moins d’avoir reculé, erré sans but, que des torpilles et des balles essuyées dont ils se vantaient volontiers. Leur ressort n’était point brisé.
Deux braves petits bonshommes racontaient leur aventure. Ils étaient partis pour la Belgique avec la compagnie routière de la 5 e division, la normande, une de nos plus solides unités d’infanterie, engagée le 11 mai sur la Meuse, à gauche de l’armée Corap. Dès les premières heures du combat, la division avait plié pour se désagréger bientôt affreusement. Les deux petits tringlots, isolés dans ce tohu-bohu, étaient parvenus à sauver les archives de leur compagnie disloquée, et avaient reçu mission en bonne et due forme de les transporter au dépôt de Caen, tandis que l’état-major de la division dévalait jusqu’à Rouen. À Caen, un intrépide Ramollot, ignorant tout et ne voulant rien savoir, les avait fait immédiatement emprisonner comme déserteurs, avec promesse de les fusiller le lendemain. Vingt-quatre heures après, on les relâchait, on les expédiait sur Dreux. À Dreux, ils étaient allés grossir une compagnie que l’on formait à l’instant pour le camp du Larzac, dans l’Aveyron ! En chemin, à Cosne, le détachement avait bifurqué sur Rivesaltes, dans les Pyrénées-Orientales. C’était là qu’avaient rejoint les rescapés de Dunkerque, retour d’Angleterre. De Rivesaltes, on était remonté à Caen et de Caen on atterrissait au C. OR. A2. Les garçons riaient bonnement de leur extravagant périple. Ils étaient frais et sereins, prêts à partir où le leur enjoindrait n’importe quel carré de papier signé : illisible. « Sans discussion ni murmure ». Le moral était réglementairement intact.
Mais pour l’usage que l’on en faisait, cela n’avait pas grande importance. Sous les ombres du parc, le C. OR. A2 pionçait, le ventre dans l’herbe, belotait à croupeton, du jus à la soupe, de la soupe aux lettres, des lettres à l’apéritif. Les douze ou quinze satellites de Loewenstein, brigadiers, plantons, motocyclistes, traversaient en hurlant, suant, sonnant, sifflant, virant, pétardant cette bucolique indifférence. Le maître jaillissait par éclipses, suivi à respectueuse distance par un essaim d’aspirants, ses supérieurs selon la hiérarchie, ses humbles féaux selon la tribu de la 107°: « Les conducteurs qui savent conduire, rangez-vous à gauche. Les conducteurs qui ne savent pas conduire : rassemblement à ma droite. » Il y avait un long remue-ménage. Puis Loewenstein criait : « Les sous-officiers, à moi ! » Le cercle des margis s’enfonçait dans une confabulation mystérieuse. Les beloteurs retournaient doucement à leurs cartes, les dormeurs à leur tronc d’arbre ou à leur pacage. Un motocycliste tragique surgissait dans un tonnerre et des hurlements de frein à la grille. L’homme-ouragan courait, hors d’haleine, vers Loewenstein. Était-ce ce coup-là le départ du grand convoi ? Non, mais il nous arrivait par des cars, de
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