Les Décombres
l’opportunité ou les périls d’un gouvernement autoritaire. Comme on s’entendait traiter de fasciste à longueur de journée dans l’autre camp, on s’épuisait à énumérer pour quelles raisons et pour quelles nuances on ne l’était pas. Ce qui ne faisait du reste pas baisser d’un ton les clameurs des meetings officiels.
La gauche tout entière avait reçu la même éducation de parti, qui faisait selon les tempéraments des communistes, des socialistes durs, des mous ou des radicaux plus ou moins marxifiés, mais leur créant à tous le même idéal avoué peu ou prou : le marxisme justement, avec cette tendresse ou cette indulgence invincible, si souvent observée chez des radicaux d’aspect très rassis, pour la Russie communiste, qui avait sans doute beaucoup péché, mais restait la terre du grand espoir, égalitaire et « progressiste » (ainsi jargonnaient-ils), le soleil levant de leur religion. Là droite, hormis quelques maurrassiens complets et les indépendants de notre sorte, respirait l’éducation libérale, qui vous constituait un petit capital de catholicisme et de patriotisme à n’entamer que dans les grandes occasions, préparait admirablement des lignées de modérés pétris d’un individualisme mesquin, tandis que les cervelles des plus intelligents se liquéfiaient dans d’interminables, stériles et anarchiques débats.
La droite comptait quelques hommes d’action – pas beaucoup – dépourvus de toute doctrine, quelques excellents doctrinaires incapables d’imaginer une ombre d’action, des dilettantes que la canaille ennuyait, des hommes lucides mais sans argent, des riches assez effrayés mais qui lâchaient avec regret une infime aumône à leurs défenseurs, enfin une foule de bourgeois moutonniers, incultes, froussards et cupides, où le sieur de La Rocque n’avait pas eu grand-peine à recruter sa fameuse armée de Peuseufeux. On y voyait s’agiter, frelonner, des petits personnages encombrants, insignifiants ou louches, conduisant des « partis » de cinq cents membres, dont deux cents policiers. Il fallait une candeur intrépide pour donner à cela le nom d’opposition.
Un garçon jeune et quelque peu courageux, s’ennuyant dans l’une ou l’autre de ces chapelles, poussait-il une pointe étourdie, faisait-il une maladresse, les vieillards gardiens des théories, au lieu de le guider, l’écartaient en toute hâte. Les hommesd ’Action Française par exemple, qui se moquaient si bien du tribunal genevois sans gendarmes, n’avaient jamais pu ou voulu concevoir la nécessité d’une Sainte Vehme pour sanctionner leur politique. L’épisode de la Cagoule a montré que les nationaux pouvaient trouver dans leurs rangs mêmes tous les hommes de main qui leur firent si stupidement défaut. Ils avaient préféré les exclure, les abandonner à tous les pièges de police où leur ingénuité et leur isolement devaient fatalement les conduire. Le lâche empressement de la droite, des Maurrassiens tous les premiers, à renier et accabler les cagoulards lorsqu’ils furent découverts, en apprenait davantage que cinquante années d’études politiques sur les espoirs de réaction qui subsistaient pour notre pays.
Certains esprits ingénieux et férus d’histoire répétaient volontiers au début de 1936 : « On attend que la révolution éclate. On ne sait donc pas qu’elle est commencée depuis deux ans ? En 89, on faisait l’erreur inverse. Tout le monde croyait la révolution terminée, alors qu’elle commençait à peine. »
Soit. Mais personne ne disait que la France avait aussi la révolution qu’elle méritait, à son image. C’était une de ces maladies qui n’ont plus leur virulence habituelle lorsqu’elles frappent un organisme débilité et qui réagit à peine. Les symptômes sont moins visibles, les choses traînent en longueur. Ce qui n’empêche pas le patient d’être promis au trépas. Dans l’état moral et physique de la France, la gabegie blumesque équivalait pour elle à deux années de vraie terreur bolcheviste.
* * *
La petite bande de Je Suis Partout était dans la nation une des rares cellules saines et vigoureuses, et capables de lutter contre le bacille. Ces mois de 1936 et de 1937 auront été pour nous l’âge d’or de l’invective.
Nous avions compris. Le grand danger n’était plus hors de nos frontières, mais chez nous. La France était en train de se détruire par le dedans. Ses absurdes
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