Les Décombres
notre patrie décevante mais dont nous chérissions l’admirable passé, pour notre repos et notre orgueil de Français fatigués de vivre dans un pays chancelant, livré aux Juifs et à des bonimenteurs forains, où tout, de la monnaie à la paix, était devenu précaire, et qui faisait rire l’étranger.
Nous appelions tout cela notre ligne, à la manière de Lénine dont j’ai toujours admiré la méthode révolutionnaire. Les plus soucieux d’une rigoureuse orthodoxie étaient sans doute Brasillach et moi-même.
Telle que l’avaient formée l’amitié, le hasard, les affinités et la haine de ses adversaires, l’équipe de Je Suis Partout dépensait une somme de talent, d’intelligence et de courage qui auront, surtout de 1936 à 1938, sauvé l’honneur de la presse française pendant les infernales années de la nouvelle avant-guerre, hantées par tous les spectres du mensonge, de la calomnie, de la bêtise et de la peur. Mais à mesure que les jours passaient, nous sentions davantage l’énorme disproportion de notre tumulte intérieur et de nos moyens. Les seuls objets raisonnables que la politique française pût, selon nous, se fixer, surtout hors des frontières, exigeaient un renversement complet du régime. Qu’était-ce, pour un pareil but, que notre malheureux hebdomadaire, n’ayant pas même en caisse les fonds d’un modeste affichage ?
Nous avions commencé de donner à quatre ou cinq quelques conférences, qui étaient plutôt des harangues, et ou notre jeunesse, notre entrain, notre verdeur remportaient le plus grand succès. J’avais un goût très vif pour cet apprentissage de la parole. Mais la déception était venue aussitôt. Je dévisageais avec ennui ces auditoires de « nationaux » toujours les mêmes, bons et placides bourgeois, dames aux chapeaux convenables de la rue du Bac, demoiselles légèrement prolongées éprises de belles-lettres, et rêvant de pétillantes correspondances avec les auteurs, deux gentilshommes de la rue des Saussaies qui feraient un compte rendu rassurant aux pouvoirs, jamais un seul adversaire à ébranler, si peu de néophytes même, et tant de crânes, de crânes…, les éternels « genoux » de la droite, tant de nobles débris de tous les cocuages illustres, du boulangisme, de la Patrie Française, de l’Affaire, de la Chambre bleu-horizon. Quand il ne s’agissait pas des militants d’élite, dont l’activité consistait à s’embêter ponctuellement et doucement dans les cinquante et quelques cérémonies de ce genre égrenées sur la saison parisienne, ces braves gens étaient venus pour mettre des figures sur nos proses, juger de notre sex-appeal ou du choix de nos cravates. Certains, de mœurs plutôt confites à l’ordinaire, devaient chercher parmi nous le ragoût de quelques vocables un peu crus. Comme chez les chansonniers, auxquels ils nous assimilaient sans doute, leur joie était complète et notre triomphe assuré quand nous leur faisions l’honneur de les engueuler un peu.
Il eût suffi d’entraîner avec nous quelque part quatre ou cinq douzaines d’étudiants, de garçons, pour se dire que notre temps et notre verve n’avaient pas été perdus. Mais quand nous étions parvenus à bien allumer notre auditoire et à mouiller nos chemises, quand nous avions suffisamment insulté quelques ministres, il ne nous restait plus qu’à nous remettre de ces prouesses et de la soif consécutive, en nous entre-félicitant autour d’un guéridon de Lipp ou des Deux-Magots.
À quelque point que nous eussions déchaîné l’enthousiasme, nous n’avions aucune bannière à déployer pour enrôler nos fidèles, aucun mot d’ordre à leur lancer, pas le moindre geste à leur enjoindre. Nous exécutions un numéro, le fascisme à vide, rien dans les mains, rien dans les poches.
Ce n’était guère notre faute. Nous faisions ce que nous pouvions. Nous valions mieux. Mais nos qualités mêmes étaient de celles qui, dans l’état du pays, nous garantissaient l’obscurité. Notre antisémitisme sans réserves aurait du reste suffi à nous marquer du sceau des intouchables, de la rouelle que les Juifs retournaient maintenant à ceux qui n’avaient pas pactisé, et dont les bons chrétiens se détournaient offusqués. Durant les vingt mois de Front Populaire, il s’était dépensé en fonds politiques parmi la droite assez de millions pour financer plusieurs révolutions. Mais cette manne se répandait d’abord sur des
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