Les Décombres
torchons illisibles, des groupuscules de conspirateurs funambulesques. Les prédilections des nantis, des personnages de poids allaient sans hésiter aux falots, aux farceurs, aux maîtres-chanteurs, aux trembleurs, aux mollusques de la modération, des distinctions nécessaires, des nuances, béant dans la vase tiède de leur juste milieu, et par dessus tout à l’innombrable armée de la révolution selon les pantoufles et les fesses de Joseph Prud’homme, levée par le colonel Casimir, comte de La Rocque.
Pourtant, nous avions un tort sérieux. Nous n’allions pas jusqu’au bout de nous-mêmes. Au point où nous en étions, et où les choses iraient désormais, nous n’aurions plus rien perdu à casser franchement les vitres. Nous paraissions déjà incroyablement aventureux. Mais la part la plus sérieuse, et de loin, de notre programme, ne sortait point du petit cercle de notre intimité. Pour le problème franco-allemand, nous restions publiquement d’une discrétion embarrassée. Gaxotte avait une fois, fort avant que la question devînt brûlante, suggéré dans un article que l’on pourrait bien laisser à l’Allemagne le champ libre vers l’Est, que le secret de la paix était sans doute là. Cela n’avait pas laissé plus de traces qu’un paradoxe de dilettante, et Gaxotte lui-même n’y attachait peut-être pas plus de prix. D’une pareille proposition à un renversement des alliances, il n’y avait cependant plus qu’un pas. Sur ce sol enfin ferme et bien réel, des compagnons fort imprévus ne se fussent-ils pas joints à nous ? N’était-ce pas là une de ces violentes nouveautés, sans lesquelles il n’est point de révolution ?
Qui pourrait dire que ce n’est là qu’une hypothèse creuse, puisque nous ne l’avons pas tentée ? Nous tenions dans nos mains cette cartouche de dynamite, capable de nous ouvrir une si vaste brèche. Mais nous n’osions pas l’allumer, par peur de son fracas. Action Française, depuis le premier jour de sa fondation, qualifiait de trahison toute tentative de rapports avec l’Allemagne par d’autres moyens que le canon. Elle nous reprochait déjà dans le privé un de ses transfuges, dont je parlais plus haut, notre ami Claude Jeantet, le mieux informé de tous les journalistes français sur le national-socialisme, qui avait l’incroyable témérité d’écrire de Hitler comme d’un homme politique d’un rang assez remarquable, d’étudier ses actes comme ceux d’un être humain, voire même de race blanche… Presque tous venus del’ Action Française, nous étions trop mal armés pour affronter le monstrueux entassement, décuplé depuis l’hitlérisme, de préjugés, de sornettes, de bévues, d’ignorance, de haines naïves ou trop bien calculées, qui obstruaient, de ce côté-ci du Rhin, les routes de France en Allemagne. Maurras avait beau nous déconcerter souvent, son autorité nous troublait toujours. Nous n’avions pas l’audace de transgresser ensemble et publiquement son catéchisme.
Nous demeurions donc dans un rôle véhément, mais réduit à notre métier de pousse-prose. Nous faisions ce métier avec assez d’énergie et de pénétration pour acquérir plus tard le droit de parler haut. Mais nous en restions là, sans rien arrêter ni même débattre pour le prochain avenir. C’était peu pour qui avait entrevu l’espoir d’une lutte à outrance. Nous pensions, plus ou moins ouvertement, avoir encore beaucoup de temps devant nous. La démocratie nous avait habitués à son pesant et interminable manège.
Nous étions peut-être bien démocratisés malgré nous.
* * *
Nous avions vu avec un assez vif dépit s’esquiver le ministère Blum, au moment où le pays sentait enfin qu’il fallait écarter à tout prix ce fléau ridicule. Le régime, qui ne manquait jamais de flair ni d’adresse pour cela, était encore parvenu à reculer l’événement décisif.
Exténuante balançoire ! Était-il donc dit que nous aurions perdu tout ce temps à de fausses batailles, qui seraient dans trente ans aussi obscures que des chutes ministérielles sous Sadi-Carnot ?
Le repoussoir de Blum avait été nécessaire pour que Chautemps apparût moins souillé et funeste à quelques incurables niais. Après huit mois de vaseux barbotages, Blum réapparaissait, trois jours après que Hitler eût accompli l’Anschluss. Cela frisait la provocation. L’antisémitisme gagnait du terrain à vue d’œil. Trop tard. Nous savions
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