Les derniers jours de Jules Cesar
risques en
effectuant ce geste devant une foule aussi nombreuse. Au sénat, la situation
était différente : il y avait là un groupe relativement restreint
d’optimates qui, pour la plupart, devaient tout à César et rivalisaient
d’adulation. Ce n’était pas le cas du peuple. Antoine savait certainement le
risque qu’il encourait en obligeant le peuple à accepter un choix de l’avis de
tous scandaleux, répugnant et, de surcroît, inutile. C’était un risque mortel
car non seulement le peuple était imprévisible, mais aussi et surtout le
dictateur n’avait pas donné son aval. Et il n’avait pas donné son aval, Silius
en était persuadé. Alors quel sens avait cette initiative ? Venait-elle
d’Antoine ou de quelqu’un d’autre, caché derrière lui ?
Plongé dans ce raisonnement, l’aide de camp ne parvenait pas
à suivre le discours de César. À présent, les officiers le poussaient dans son
projet de conquête. Ils divaguaient ou incitaient le chef de guerre à se perdre
dans le monde inhabité, dans les solitudes désolées de la Sarmatie, dans les
déserts immenses de la Perse et de la Bactriane, derrière les rêves d’Alexandre
le Grand, derrière les chimères et les délires de sa manie des grandeurs, du
culte de sa personne toujours victorieuse.
Silius Salvidienus s’aperçut soudain que les yeux gris de
César n’exprimaient que la difficulté de vivre, un effort désormais
insupportable. C’étaient les yeux d’un homme ne disposant que de deux
issues : l’impossible ou la mort.
Deux issues aussi inacceptables l’une que l’autre.
La séance fut levée dans une atmosphère d’euphorie. César
annonça que le sénat se réunirait le matin des ides de mars. On y débattrait de
tâches habituelles et de faits d’une extrême nouveauté.
César raccompagna ses invités à la porte. Au moment de la
séparation, Marcus Aemilius Lepidus lui saisit la main : « Je
t’attends demain à dîner. J’espère que tu n’as pas oublié.
— Comment le pourrais-je ? Il ne serait pas sage
de décliner l’invitation d’un homme qui commande une entière légion sur le pied
de guerre. »
Lépide éclata de rire tandis que ses compagnons défilaient
l’un après l’autre pour rejoindre, à l’extérieur, les gardes qui les
escorteraient.
Le regard de Silius se posa par hasard sur Antoine : il
échangeait quelques mots avec un de ses serviteurs. Une attitude insolite, tout
comme son expression, estima-t-il. Il se tourna vers César : « Mon
général, si tu n’as pas besoin de moi, j’aimerais régler une affaire.
— À cette heure ? Impossible de te le refuser.
Comment est cette affaire ? Blonde ou brune ?
— Brune, mon général, répondit Silius en rendant à
César son sourire.
— Fais-toi honneur, j’insiste.
— Tu peux y compter. Tu nous connais, nous autres de la
XIII e . »
Il franchit le seuil, mais, avant de s’éloigner, pivota.
« Mon général… il pourrait y avoir une autre explication…
— À quoi ?
— À cette rumeur à propos des Livres sibyllins.
Peut-être ne veut-on pas t’isoler ou te discréditer. Mais te forcer la
main… »
César garda le silence.
Silius disparut dans le noir.
Il se coula entre le coin nord du bâtiment et la maison des
Vestales en évitant le halo lumineux que diffusaient deux trépieds flanquant
l’entrée. Il ne perdait pas de vue la litière d’Antoine et les deux gardes du
corps qui l’escortaient, armés et munis de deux lampes. Le petit cortège suivit
pendant un certain temps le même chemin que celui de Lépide, en direction de
l’île Tibérine, puis vira à gauche le long du Tibre jusqu’au pont Fabricius,
avant de gagner le portique d’un petit entrepôt fluvial. Où donc allait Marc
Antoine ?
Silius demeura à distance, avançant à l’abri des grands
aulnes qui bordaient la rive sud du fleuve. L’obscurité le protégeait, alors
que la litière d’Antoine, éclairée par les lampes des gardes du corps, était
bien visible.
Soudain elle s’immobilisa. Silius comprit qu’il se passait
quelque chose. Mais il était trop loin pour distinguer quoi que ce fût, et il
lui fallut s’approcher. Il vit descendre et s’éloigner un premier homme à la
tenue de serviteur qui ne pouvait être un serviteur, tandis que le remplaçait
dans la litière un second individu portant les vêtements d’Antoine qui n’était
pas Antoine.
Silius emboîta le pas au premier en
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