Les Dieux S'amusent
bravoure : tout en étant courageux,
il n’aimait pas prendre de risques inutiles. Ce n’était pas enfin sa beauté. Bien
qu’il eût des traits énergiques et un corps bien proportionné, ce n’était pas
un Apollon ; il souffrait même, secrètement, de sa taille un peu petite et
d’un début de calvitie. Ce qui distinguait Ulysse et le rendait célèbre, c’était
son intelligence : chacun reconnaissait qu’il était le plus fin, le plus
habile, le plus prévoyant, le plus rusé et le plus éloquent de tous les Grecs. Cette
supériorité intellectuelle, il la devait sans doute à ses dons naturels, mais
aussi au fait qu’il n’avait cessé, depuis son enfance, de les cultiver et de
les développer. C’est ainsi, par exemple, que pour entretenir sa mémoire Ulysse
avait appris par cœur le nom des cinquante États de la Grèce, de leurs
souverains et de tous les enfants de ceux-ci ; il s’amusait, de temps à
autre, à les réciter tantôt par ordre alphabétique des États, tantôt par ordre
alphabétique des rois, tantôt par ordre alphabétique de l’aîné des enfants de
chaque roi. De même, pour développer son habileté manuelle, il passait de
longues heures dans son atelier à faire des travaux de menuiserie, de
ferronnerie et d’armurerie. Enfin, pour corriger un léger défaut de
prononciation, il se livrait tous les jours à de difficiles exercices d’élocution
consistant, par exemple, à répéter dix fois le plus vite possible des phrases
telles que : « Ces cent saucissons chauds et ces six choux-ci sont
séchés sous châssis. »
Au moment ou Agamemnon commençait sa campagne de recrutement,
Ulysse menait, dans son île, une vie paisible et heureuse. Il était marié
depuis un an à une femme belle, douce et fidèle, appelée Pénélope, et venait d’avoir
son premier enfant, un adorable petit garçon prénommé Télémaque. Ses parents, bien
qu’âgés, vivaient encore et s’entendaient bien avec leur fils et leur bru. C’est
dire qu’Ulysse n’était pas d’humeur à quitter son pays, son palais et sa
famille pour participer à une expédition lointaine et dangereuse. D’ailleurs, étant
donné qu’il n’existait à cette époque ni journaux, ni radio, ni téléphone, Ulysse
n’était pas encore au courant des projets d’Agamemnon et ne se faisait aucun
souci.
Le meilleur ami d’Ulysse était Nestor, ce vieux roi plein de
sagesse dont nous avons déjà souvent parlé : Nestor avait été son tuteur
et lui avait beaucoup appris ; en témoignage de reconnaissance, Ulysse
avait demandé à Nestor d’être le parrain de Télémaque. C’est pourquoi, lorsque
Agamemnon annonça à Nestor qu’il se proposait d’aller voir Ulysse, après
Diomède et Ajax, pour lui demander de participer à l’expédition contre Troie, Nestor
essaya de l’en dissuader :
— Laisse donc ce pauvre Ulysse tranquille, lui dit-il. Il
est marié depuis peu, il vient d’avoir un bébé ; ce n’est pas le moment de
l’arracher à sa famille. En outre, son père Laërte a cédé le trône à Ulysse
depuis quelques années et est bien trop vieux pour y remonter maintenant.
Ce dernier argument était un peu surprenant dans la bouche
de Nestor, qui avait dix ans de plus que Laërte et s’estimait pourtant
parfaitement capable de régner. De toute manière, Agamemnon n’était pas disposé
à se laisser convaincre.
— J’ai absolument besoin d’Ulysse pour mon expédition ;
de gré ou de force, il faudra bien qu’il vienne.
Nestor n’insista pas ; mais il décida d’envoyer une
lettre à Ulysse, pour l’avertir de la prochaine démarche d’Agamemnon et pour
lui donner le temps de chercher une parade. Seulement, comme il craignait que
cette lettre ne fût interceptée par la police d’Agamemnon, il l’écrivit d’une
manière telle que seul Ulysse, pensait-il, serait capable de la comprendre.
Cette lettre, écrite sur une tablette de cire et qu’Ulysse
reçut le lendemain matin, était rédigée ainsi :
À l’appel que va l’adresser Agamemnon.
tu répondras, j’en suis sûr ; avec enthousiasme.
Ne prête surtout pas une oreille complaisante
à la voix de la prudence et de l’égoïsme.
En te faisant passer pour malade ou pour fou,
des jaloux veulent te nuire et s’assurer que
tu ne participeras pas à cette guerre.
Tu sauras, j’en suis sûr, déjouer leurs complots.
P-S. — Pardonne la brièveté de cette lettre. Mais, connaissant
la rapidité
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