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Les Essais, Livre II

Les Essais, Livre II

Titel: Les Essais, Livre II Kostenlos Bücher Online Lesen
Autoren: Michel de Montaigne
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j'enrichis souvent sur
ce que j'en pense, et me permets de mentir jusques là. Car je ne
sçay point inventer un subject faux. Je tesmoigne volontiers de mes
amis, par ce que j'y trouve de loüable : Et d'un pied de
valeur, j'en fay volontiers un pied et demy : Mais de leur
prester les qualitez qui n'y sont pas, je ne puis : ny les
defendre ouvertement des imperfections qu'ils ont.
    Voyre à mes ennemis, je rends nettement ce que je dois de
tesmoignage d'honneur. Mon affection se change, mon jugement non.
Et ne confons point ma querelle avec autres circonstances qui n'en
sont pas. Et suis tant jaloux de la liberté de mon jugement, que
mal-ayséement la puis-je quitter pour passion que ce soit. Je me
fay plus d'injure en mentant, que je n'en fay à celuy, de qui je
mens. On remarque ceste loüable et genereuse coustume de la nation
Persienne, qu'ils parloient de leurs mortels ennemis, et à qui ils
faisoyent la guerre à outrance, honorablement et equitablement
autant que portoit le merite de leur vertu.
    Je connoy des hommes assez, qui ont diverses parties
belles : qui l'esprit, qui le coeur, qui l'adresse, qui la
conscience, qui le langage, qui une science, qui un'autre :
mais de grand homme en general, et ayant tant de belles pieces
ensemble, ou une, en tel degré d'excellence, qu'on le doive
admirer, ou le comparer à ceux que nous honorons du temps passé, ma
fortune ne m'en a faict voir nul. Et le plus grand que j'aye conneu
au vif, je di des parties naturelles de l'ame, et le mieux né,
c'estoit Estienne de la Boitie : c'estoit vrayement un'ame
pleine, et qui montroit un beau visage à tout sens : un'ame à
la vieille marque : et qui eust produit de grands effects, si
sa fortune l'eust voulu : ayant beaucoup adjousté à ce riche
naturel, par science et estude. Mais je ne sçay comment il advient,
et si advient sans doubte, qu'il se trouve autant de vanité et de
foiblesse d'entendement, en ceux qui font profession d'avoir plus
de suffisance, qui se meslent de vacations lettrées, et de charges
qui despendent des livres, qu'en nulle autre sorte de gens :
Ou bien par ce que lon requiert et attend plus d'eux, et qu'on ne
peut excuser en eux les fautes communes : ou bien que
l'opinion du sçavoir leur donne plus de hardiesse de se produire,
et de se descouvrir trop avant, par où ils se perdent, et se
trahissent. Comme un artisan tesmoigne bien mieux sa bestise, en
une riche matiere, qu'il ait entre mains, s'il l'acommode et mesle
sottement, et contre les regles de son ouvrage, qu'en une matiere
vile : et s'offence lon plus du defaut, en une statue d'or,
qu'en celle qui est de plastre. Ceux cy en font autant, lors qu'ils
mettent en avant des choses qui d'elles mesmes, et en leur lieu,
seroyent bonnes : car ils s'en servent sans discretion,
faisans honneur à leur memoire, aux despens de leur
entendement : et faisans honneur à Cicero, à Galien, à Ulpian,
et à sainct Hierosme, pour se rendre eux ridicules.
    Je retombe volontiers sur ce discours de l'ineptie de nostre
institution : Elle a eu pour sa fin, de nous faire, non bons
et sages, mais sçavans : elle y est arrivée. Elle ne nous a
pas appris de suyvre et embrasser la vertu et la prudence :
mais elle nous en a imprimé la derivation et l'etymologie. Nous
sçavons decliner vertu, si nous ne sçavons l'aymer. Si nous ne
sçavons que c'est que prudence par effect, et par experience, nous
le sçavons par jargon et par coeur. De nos voisins, nous ne nous
contentons pas d'en sçavoir la race, les parentelles, et les
alliances, nous les voulons avoir pour amis, et dresser avec eux
quelque conversation et intelligence : elle nous a appris les
definitions, les divisions, et partitions de la vertu, comme des
surnoms et branches d'une genealogie, sans avoir autre soing de
dresser entre nous et elle, quelque pratique de familiarité, et
privée accointance. Elle nous a choisi pour nostre apprentissage,
non les livres qui ont les opinions plus saines et plus vrayes,
mais ceux qui parlent le meilleur Grec et Latin : et parmy ses
beaux mots, nous a fait couler en la fantasie les plus vaines
humeurs de l'antiquité. Une bonne institution, elle change le
jugement et les moeurs : comme il advint à Polemon : Ce
jeune homme Grec desbauché, qui estant allé ouïr par rencontre, une
leçon de Xenocrates, ne remerqua pas seulement l'eloquence et la
suffisance du lecteur, et n'en rapporta pas seulement en la maison,
la science de quelque belle matiere :

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