Les Essais
et les afflige au tant profondement, que Dieu me voit,
et autant universellement.
Quand aux negoces, il m'est eschappé plusieurs bonnes avantures,
à faute d'heureuse conduitte : mes conseils ont pourtant bien
choisi, selon les occurrences qu'on leur presentoit. Leur façon est
de prendre tousjours le plus facile et seur party. Je trouve qu'en
mes deliberations passees, j'ay, selon ma regle, sagement procedé,
pour l'estat du subject qu'on me proposoit : et en ferois
autant d'icy à mille ans, en pareilles occasions. Je ne regarde
pas, quel il est à cette heure, mais quel il estoit, quand j'en
consultois.
La force de tout conseil gist au temps : les occasions et
les matieres roulent et changent sans cesse. J'ay encouru quelques
lourdes erreurs en ma vie, et importantes : non par faute de
bon advis, mais par faute de bon heur. Il y a des parties secrettes
aux objects, qu'on manie, et indivinables : signamment en la
nature des hommes : des conditions muettes, sans montre,
incognues par fois du possesseur mesme : qui se produisent et
esveillent par des occasions survenantes. Si ma prudence ne les a
peu penetrer et profetizer, je ne luy en sçay nul mauvais
gré : sa charge se contient en ses limites. Si l'evenement me
bat, et s'il favorise le party que j'ay refusé : il n'y a
remede, je ne m'en prens pas à moy, j'accuse ma fortune, non pas
mon ouvrage : cela ne s'appelle pas repentir.
Phocion avoit donné aux Atheniens certain advis, qui ne fut pas
suivy : l'affaire pourtant se passant contre son opinion, avec
prosperité, quelqu'un luy dit : Et bien Phocion, és tu content
que la chose aille si bien ? Bien suis-je content, fit-il,
qu'il soit advenu cecy, mais je ne me repens point d'avoir
conseillé cela. Quand mes amis s'adressent à moy, pour estre
conseillez, je le fay librement et clairement, sans m'arrester
comme faict quasi tout le monde, à ce que la chose estant
hazardeuse, il peut advenir au rebours de mon sens, par où ils
ayent à me faire reproche de mon conseil : dequoy il ne me
chaut. Car ils auront tort, et je n'ay deu leur refuser cet
office.
Je n'ay guere à me prendre de mes fautes ou infortunes, à autre
qu'à moy. Car en effect, je me sers rarement des advis d'autruy, si
ce n'est par honneur de ceremonie : sauf où j'ay besoing
d'instruction de science, ou de la cognoissance du faict. Mais és
choses où je n'ay à employer que le jugement : les raisons
estrangeres peuvent servir à m'appuyer, mais peu à me destourner.
Je les escoute favorablement et decemment toutes. Mais, qu'il m'en
souvienne, je n'en ay creu jusqu'à cette heure que les miennes.
Selon moy, ce ne sont que mousches et atomes, qui promeinent ma
volonté. Je prise peu mes opinions : mais je prise aussi peu
celles des autres, fortune me paye dignement. Si je ne reçoy pas de
conseil, j'en donne aussi peu. J'en suis peu enquis, et encore
moins creu : et ne sache nulle entreprinse publique ny privee,
que mon advis aye redressee et ramenee. Ceux mesmes que la fortune
y avoit aucunement attachez, se sont laissez plus volontiers manier
à toute autre cervelle qu'à la mienne. Comme cil qui suis bien
autant jaloux des droits de mon repos, que des droits de mon
auctorité, je l'ayme mieux ainsi. Me laissant là, on fait selon ma
profession, qui est, de m'establir et contenir tout en moy :
Ce m'est plaisir, d'estre desinteressé des affaires d'autruy, et
desgagé de leur gariement.
En tous affaires quand ils sont passés, comment que ce soit, j'y
ay peu de regret : Car cette imagination me met hors de peine,
qu'ils devoyent ainsi passer : les voyla dans le grand cours
de l'univers, et dans l'encheineure des causes Stoïques. Vostre
fantasie n'en peut, par souhait et imagination, remuer un poinct,
que tout l'ordre des choses ne renverse et le passé et
l'advenir.
Au demeurant, je hay cet accidental repentir que l'aage apporte.
Celuy qui disoit anciennement, estre obligé aux annees, dequoy
elles l'avoyent deffait de la volupté, avoit autre opinion que la
mienne : Je ne sçauray jamais bon gré à l'impuissance, de bien
qu'elle me face.
Nec tam aversa unquam videbitur ab opere suo
providentia, ut debilitas inter optima inventa sit
. Nos
appetits sont rares en la vieillesse : une profonde satieté
nous saisit apres le coup : En cela je ne voy rien de
conscience : Le chagrin, et la foiblesse nous impriment une
vertu lasche, et caterreuse. Il ne nous faut pas laisser emporter
si entiers, aux alterations
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