Les fiancés de Venise
permît ou non. En tout cas, dès que Woussada ou Wassouda l’eut laissé entrer, l’avancement des recherches ne permit plus aucun doute sur un point. Le manteau noir accroché dans le vestibule, les manches agitées par un souffle d’air qui montait dans la cage d’escalier, appartenait bel et bien au prêtre. Il était donc là (pour ainsi dire arrivé tout droit de la capitale du vice) , sans doute afin d’abuser la princesse sur ses véritables intentions et (rien ne l’arrêtait) de la titiller au sujet de ses fiançailles.
Tandis qu’il s’avançait à pas lents vers la porte du salon qu’un autre des Éthiopiens lui avait déjà ouverte en grande pompe, Tron mit d’urgence une stratégie au point. Le plus malin, à son avis, consistait à ébranler le prêtre. L’innocence de Gutiérrez le ferait sans doute tomber du haut de sa chaire. Car si les juáristes n’étaient plus dans la course, la Sainte Église et ses hommes de main prenaient la tête des suspects. Le commissaire ne formulerait pas cette accusation de manière aussi directe, il lui demanderait son alibi d’un ton badin. À ce moment-là, Calderón tomberait carrément des nues. Le reste se serait plus que routine : convocation à la questure, interrogatoire avec procès-verbal à la clé et, au cas – probable – où le révérend père ne fournirait pas d’alibi convaincant, détention provisoire.
À moins – telle était l’alternative qui lui traversa l’esprit – de régler l’affaire sur-le-champ. Sans convocation, sans interrogatoire, sans procès-verbal et sans mise en examen. Finalement, le prêtre avait quand même sauvé la vie de la princesse et l’idée de le mettre sous les verrous – en espérant que le tribunal ne le condamnât pas à mort – rebutait le commissaire. Tron s’arrêta donc devant l’un des multiples miroirs du vestibule, releva le menton et fixa son reflet dans la glace, comme il fixerait son rival dans un instant. Ensuite, il se racla la gorge et murmura, une calme détermination peinte sur le visage : « Nous savons tout sur votre compte, Calderón (il éviterait mon père). À vrai dire, je devrais vous arrêter. Toutefois, je vous donne douze heures pour quitter la ville. »
Le premier détail qui le frappa en entrant dans le salon fut la proximité tout à fait indécente de la méridienne où était assise la princesse et de la chaise dont Calderón se leva avec un sourire obséquieux. Le deuxième fut l’outrecuidance avec laquelle le révérend père lui tendit de nouveau la main gauche, comme si la droite ne pouvait lâcher le chapelet.
Tron tourna les yeux vers la princesse qui, de son côté, leva le regard vers lui. Les rides sur son front traduisaient un souci qu’il ne comprenait pas. Il aurait voulu pouvoir échapper à cette conversation – ou l’avoir derrière lui.
— Je reviens de chez Gutiérrez, annonça-t-il sans détour au prêtre qui venait de se rasseoir. Nous avons fait fausse route. L’ambassadeur est innocent. Ses rencontres avec Mrs. Bennet étaient…
Le prêtre lui coupa la parole.
— De nature privée, c’est ce que vous vouliez dire, n’est-ce pas ?
Pardon ? Tron reprit son souffle. Il craignait d’avoir l’air d’un poisson. Au bout de quelques instants, il recouvra l’usage de la parole.
— Comment le savez-vous ?
Calderón esquissa un fin sourire.
— Le consul et sa femme sont catholiques. J’ai parlé ce matin à mon collègue de San Stefano, le confesseur de Mrs. Bennet (lequel ne prenait manifestement pas le secret professionnel au pied de la lettre, mais cela ne semblait guère gêner le père Calderón). Elle a une liaison avec Gutiérrez, voilà tout.
Il haussa les épaules.
— Je dois reconnaître mon erreur. Vous allez donc devoir chercher dans une autre direction, comte.
Encore une nouvelle qu’il voulait lui annoncer, pensa Tron.
La princesse prit son étui à cigarettes et s’appuya sur le dossier de la méridienne. Elle regarda, à travers la flamme de son allumette, tout d’abord le commissaire, puis le prêtre.
— Gutiérrez a laissé entendre, amorça Tron à voix lente, que l’ Église pourrait être intéressée par certaines photographies. Il a évoqué une sérieuse altercation entre l’archiduc et l’évêque Labatista au sujet des biens confisqués par Juárez. Donc, il a suggéré que ces clichés pourraient être un moyen efficace de faire fléchir Maximilien.
Le message
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