Les fiancés de Venise
était-il assez clair ? Apparemment, oui. Calderón réagit aussitôt – même s’il n’avait rien en vérité d’un coupable pris au piège. Il avait plutôt l’air amusé.
— L’ambassadeur vous a-t-il également suggéré de me demander mes alibis concernant les deux crimes ?
Même à présent, il souriait. Le commissaire resta de glace.
— Et que répondriez-vous si j’écoutais ses conseils ?
— Que vous faites de nouveau fausse route, comte.
— Alors, dans quelle direction devrais-je aller, à votre avis ?
Le prêtre haussa les épaules.
— Maximilien est un libéral. S’il arrivait à s’imposer au Mexique, il pourrait s’appuyer sur ce succès pour prétendre à de plus hautes charges. Il n’en parle jamais, mais tout le monde le sait bien.
— Vous voulez dire qu’il pourrait revenir en Europe ?
— Oui, le cauchemar de la cour. Si elle le pouvait, la clique de Vienne irait le tuer à Miramar. Avec les photographies auxquelles vous faites allusion, elle le tiendrait à coup sûr.
— Est-ce à dire que l’empereur a commandité ces crimes ?
Le prêtre secoua la tête.
— François-Joseph se sera bien gardé de formuler des propositions concrètes. Il lui suffit de laisser entendre qu’il désire certains résultats…
— Par exemple, le discrédit absolu de son frère pour je ne sais quelle histoire dégoûtante…
— Absolument. L’empereur bénirait une affaire de ce genre.
À son grand étonnement, le commissaire constata qu’il le croyait. Ou qu’il était sur le point de le croire. Ou qu’il préférait le croire par crainte d’une inévitable dispute avec la princesse.
— Mais qui aurait pu commettre ces crimes ? demanda-t-il.
Le prêtre se leva de nouveau, lissa sa soutane et se tourna sur le côté, le temps d’admirer, au-dessus de la cheminée, le Ricci qui montrait une naïade nue en pleine négociation avec un guerrier romain.
— Disons les choses ainsi, comte, confia-t-il en se rasseyant, les yeux baissés sur son chapelet, comme lisant un texte difficile. J’ai entendu parler d’un fait dont la moitié de Venise est sans doute au courant. J’imagine qu’un des brancardiers a parlé. Vous savez comme certaines informations circulent vite.
Il réfléchit un instant, puis reprit :
— Dans un sens, tout s’emboîte maintenant.
— Qu’est-ce qui s’emboîte ? De quoi avez-vous entendu parler ?
— De l’inscription sur le mur qui révèle le nom de l’assassin.
— Personne ne l’a encore décryptée ! le contredit Tron.
Le religieux lui adressa un sourire las.
— Parce qu’il vous manque le code.
— Quel code ?
— Puis-je tout d’abord vous poser une question, comte ?
— Je vous en prie.
— Où se trouvait Beust les deux nuits où Anna Slataper et Pucci ont été assassinés ? À Trieste ou à Venise ?
— Ici, répondit le commissaire. Pourquoi ?
Le prêtre préféra répondre de manière indirecte. Il croisa les jambes sous sa soutane (un geste qui, à la plus grande satisfaction de Tron, avait un côté ridicule) et déclara, la mine soucieuse :
— Tous les quinze jours, le lieutenant de vaisseau rédige un rapport qui atterrit sur le bureau de l’empereur.
Il fallut un instant, voire deux, pour que le commissaire comprît ce qu’il venait d’entendre.
— Ces allusions sont grotesques, décréta-t-il. D’où proviennent vos informations ?
Le visage de Calderón se ferma comme une huître.
— D’une source sûre. En outre, la description ne fait aucun doute. Je ne vois pas qui, en dehors de lui, porte un gilet pourpre et une chaîne en or.
— De quelle description voulez-vous parler ?
— La clé de l’énigme se trouve dans la Bible, comte.
Le prêtre se pencha en avant, comme s’il avait affaire à un séminariste borné.
— Le livre de Daniel. Chapitre cinq. Verset vingt-neuf : « Alors Balthazar ordonna de revêtir Daniel de pourpre, de lui mettre au cou une chaîne d’or… »
À coup sûr, se dit Tron, Calderón aurait encore préféré lui réciter cette phrase en hébreu. Il s’éclaircit la gorge.
— Vous voulez dire que…
Le prêtre acquiesça et sourit froidement.
— … que Beust a tué Pucci. Il devait être au courant de la relation entre l’archiduc et Anna Slataper et n’a sans doute pas eu de mal à en apprendre plus sur la moralité de cette jeune femme et de son ami photographe. Peu importe qui a eu l’idée de
Weitere Kostenlose Bücher