Les Filles De Caleb
donné deux enfants, elle s’était embarquée pour retourner en France. L’ancêtre, racontait-on, l’avait attendue pendant trente-six ans. Elle n’avait jamais donné de nouvelles. Elle n’avait jamais, non plus, demandé de nouvelles de ses enfants. Caleb pensa qu’Émilie n’était pas comme son aïeule, Pérette Hallier. Il avait la certitude que, contrairement à la fille du Roy, Émilie ne reviendrait jamais sur le vieux bien. Pour la première fois depuis les deux mois qu’Émilie les avait quittés, il éprouva un piquant sentiment de dépossession. Le premier départ d’un enfant était un secret que la vie vous chuchotait à l’oreille, disant que votre jeunesse était révolue. Le temps ravissait votre jeunesse quand celle que vous aviez enfantée vous quittait. Caleb renifla. S’il avait eu souvenir de la sensation, il aurait su qu’il pleurait. Des pleurs secs. Sans larmes.
«Allume donc un fanal, Émilie. Ça sera pas long que la nuit va tomber. »
Elle s’exécuta puis se rassit, mais cette fois, elle monta la couverture jusqu’à ses épaules et s’y châla. Elle regarda les trois paliers de nuages que les rayons retardataires illuminaient de différentes couleurs, allant du rouge foncé au bleu pâle en passant par toutes les gammes de rose.
«La nuit va être claire pis froide », dit-elle.
«Ouais, on va avoir de la gelée. On en a déjà eu une la semaine passée. J’aime pas ça quand la terre gèle trop avant que la neige tombe. On dirait que le froid la fait souffrir. Elle vient ridée comme une vieille. J’ai toujours peur qu’elle meure avant le printemps, pis qu’on nous dise que la terre est morte pendant son sommeil. »
Émilie le regarda, un peu surprise. Il ne lui avait pas souvent été donné d’entendre son père s’exprimer de cette façon. Il s’animait toujours quand il parlait de la terre, mais ce soir, il en parlait avec beaucoup plus d’émotion.
La nuit noire avait forcé les dernières lueurs du soleil à passer sous la ligne d’horizon. Émilie avait allumé le second fanal. Le silence ne se laissait distraire que par le clip-clop des sabots de la jument et le grincement de la roue droite avant. Toutefois, ni le père ni la fille ne se laissèrent agacer par ce son saugrenu.
Ils avaient quitté l’école depuis plus d’une heure lorsqu’ils distinguèrent le scintillement des lumières de Saint- Séverin. Ils y seraient dans une quinzaine de minutes. Caleb dit à Emilie qu’ils feraient une halte chez sa nièce, Lucie, la cousine d’Emilie.
«Je lui ai dit, en montant, qu’on arrêterait pour prendre une bouchée. Elle doit nous attendre.»
La maison de Lucie se trouvait à la limite exacte de Saint-Sévérin paroisse et de Saint-Sévérin campagne. Caleb arrêta la voiture, couvrit sa jument et commença à porter les briques près de la porte pendant que Lucie et Emilie entraient dans la maison en parlant. Phonse, le mari de Lucie, alla chercher les dernières briques et vint les poser sur le poêle.
«Tes jeunes sont pas couchés?» demanda Émilie à sa cousine.
«Oh! non. J’ai habitude de les coucher à sept heures et dem-mie. Comme ça, Phonse pis m-moi on a du temps pour p-placoter. Ils sont dehors en arrière. J’vas aller les chercher. »
Lucie revint presque aussitôt, flanquée de ses deux enfants. L’aîné, un beau noiraud, n’avait pas encore trois ans. Le second, un autre garçon, gambadait joyeusement du haut de ses dix-huit mois.
«Tu reconnais-tu la cousine Ém-Émilie, Jos?»
Le noiraud fît «oui» de la tête. Il s’approcha d’Émilie et le plus jeune l’imita.
«Ils sont pas sauvages pantoute.
— Non, certain. Parle-moi p-pas d’enfants sauvages. M-moi, j’ai assez de les avoir eu en dessous de la p-peau pendant neuf m-mois. J’ai pas envie de les avoir en dessous de m-mes jupes pendant neuf ans.»
Phonse et Caleb, après avoir déposé toutes les briques dans la cuisine, sortirent voir les bêtes. Les cousines se hâtèrent de nourrir, laver, langer et bercer les enfants. Lucie décida de coucher le plus jeune «au cas où il voudrait dormir» et installa l’aîné dans un coin de la cuisine avec un jeu de cartes.
«Je sais pas ce que Jos leur trouve, m-mais il passe des heures à les regarder. Le jeu qu’il joue, c’est m-mon jeu de cartes p-préféré. Je l’appelle le jeu de la grosse p- paix pour la reine du foyer. »
En moins de temps qu’il ne fallut pour le dire,
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