Les Filles De Caleb
écoutaient religieusement. La maison avait perdu un peu de sa gaîté quand Emilie l’avait quittée. Caleb trouvait sa fille bien jeune pour aller vivre dans un village éloigné. Et seule en plus. Quand il l’avait finalement autorisée à accepter l’offre qui lui était faite d’aller à Saint-Tite, Caleb avait eu l’impression qu’elle enseignerait dans une école double. Aussi, eut-il du mal à croire en l’innocence d’Émilie quand elle lui annonça qu’elle serait dans une école simple. Qu’elle serait seule avec son groupe d’élèves le jour, et seule avec elle-même la nuit.
Jusqu’à ce que Caleb reçoive la première lettre, il s’était inquiété. Et si Emilie avait des problèmes? Et si elle trouvait les soirées trop longues? Et si quelque malveillant essayait de lui faire des ennuis? Oui, Caleb s’était inquiété. Une école double aurait été préférable. Sa fille aurait eu une compagne pour partager travail et corvées. Elle aurait eu quelqu’un à qui parler. Mais Emilie n’avait jamais semblé nourrir d’appréhension face à ce qui l’attendait. Caleb s’en était même étonné. Elle s’était préparée à changer de vie du jour au lendemain. Quitter sa famille. Quitter son village. Devenir une grande personne ayant la responsabilité de vingt-sept enfants — elle avait écrit qu’elle avait vingt-sept élèves.
Caleb regarda les fermes qui dentelaient le haut du coteau nord. Il pensa que dans chacune de ces maisons il devait y avoir un ou plusieurs élèves d’Émilie. Devant lui, il vit l’école, nichée entre deux collines. C’était une belle petite école, même s’il n’était pas convaincu qu’elle fût suffisamment calfeutrée pour repousser les grands nordais. Encore un quart de mille et il serait arrivé. Inconsciemment, il demanda à la jument d’accélérer le trot. La pauvre bête, soumise, le fit. Il tira sa montre d’une poche inté-rieure. Il avait dit à sa fille qu’il arriverait vers quatre heures le dernier vendredi d’octobre. Il était quatre heures dix quand il immobilisa la voiture. Il sauta à terre et couvrit la jument d’une couverture de laine.
Émilie l’avait vu venir et avait aidé Charlotte à remettre ses vêtements. La petite n’était que trop heureuse de voir qu’ils étaient à peu près secs. Émilie sortit pour accueillir son père. Caleb la salua de la tête pendant qu’il déchargeait les briques.
«Ton poêle est encore chaud, j’espère.»
Émilie le rassura, puis lui demanda si elle pouvait emprunter la voiture le temps de conduire une de ses élèves qui avait eu un petit accident. Caleb lui demanda si l’enfant était blessée. Émilie lui dit que non. Caleb regarda sa jument en sueurs et fit promettre à Émilie que la trotte ne prendrait pas plus de quinze minutes. Émilie promit. Caleb enleva la couverture qu’il remit au fond de la voiture.
«J’vas en profiter pour mettre les briques à chauffer» dit-il.
Émilie s’empressa d’aller chercher Charlotte. Elle lui présenta son père. Charlotte fit une petite révérence. Caleb la hissa sur le siège puis se pencha pour prendre les dernières briques.
«Pousse pas trop la jument, Émilie. Elle a déjà un gros quinze milles dans le corps», dit-il quand elle eut mis l’attelage en marche.
Émilie lui cria de ne pas s’inquiéter et l’invita à faire comme chez lui pendant son absence.
«J’ai mis de l’eau à bouillir. Faites-vous un bon thé. Ça va vous remettre d’aplomb. »
Caleb la remercia de la main et entra dans l’école. Ce qu’il vit le surprit. Émilie n’avait pas perdu de temps. Elle avait complètement réaménagé l’intérieur, plaçant la tribune à un endroit différent. Les pupitres étaient alignés comme des zouaves en parade. Il baissa les yeux et vit qu’elle avait traçé sur le plancher des petites marques au crayon. Ç’était bien Emilie. Elle inventait toujours quelque truc pour faciliter l’ordre. Elle avait dessiné des fleurs sur l’ardoise et écrit toutes les lettres de l’alphabet. Sur la ligne du haut, les minuscules. Sur celle du bas, les majuscules. Il n’y avait pas un grain de poussière sur les appuis des fenêtres et les vitres étaient aussi claires que possible. Il se dirigea vers le poêle pour y déposer sa première charge de briques. Emilie avait dû passer des heures interminables à le récurer puis à le frotter à la mine de plomb. Le poêle était comme neuf. Caleb
Weitere Kostenlose Bücher