Les Filles De Caleb
les deux cousines avaient dressé le couvert et garni les assiettes. Lucie avait appelé les hommes et ils s’étaient tous attablés. Le bébé, au grand soulagement de sa mère, avait accepté de dormir.
«P-pis, mon oncle, qu’est-ce que vous chantez de bon p-par les temps qui courent? Vous êtes passé tellement vite tantôt, que j’ai juste eu le temps de ramasser la p-poussière qui tombait quand vous êtes p-parti. »
Caleb sourit et lui répondit qu’il n’y avait rien de neuf. Que c’était toujours la même chose. Que Célina était encore mal remise de sa pneumonie de la mi-septembre.
«P-pauvre ma tante. On p-peut pas dire qu’elle a une ben bonne santé.
— On peut pas dire, non», acquiesça Caleb en hochant la tête. Il se concentra sur la bouchée qu’il venait de prendre.
— Mais on peut dire que ma femme fait bien à manger», renchérit Phonse. «Vous avez rien qu’à me regarder pour voir que depuis quatre ans qu’on est mariés, j’ai pas crevé de faim.»
Phonse, en effet, était maigre comme un clou quand il avait marié Lucie. Au cours de la première année, il était devenu bien portant. Durant la seconde, on disait do lui qu’il faisait du lard. Pendant la troisième, on le trouva gras comme un voleur. Maintenant, il n’y avait que le mot «gros» qui pouvait le décrire. Lucie le regarda, inclina la tête, un sourire moqueur au coin des lèvres.
«Imaginez-vous qu’il y en a qui disent que je dois faire à m-manger comme que je parle. Ils disent que je dois m- mettre trois pis quatre fois la même affaire dans m-mes recettes.»
Ils s’esclaffèrent, Phonse le premier. L’enfant leva les yeux pour voir ce qui avait provoqué l’hilarité générale. Ne remarquant rien, il se remit à ses cartes.
«Coudon, enchaîna Lucie, est-ce qu’on vous a raconté qu’on avait eu des vols dans le rang?
— Des vols? répéta Caleb, les sourcils levés d’étonnement.
— Oui, monsieur. P-pis pas des vols d’oies. Non, monsieur. Des vrais vols avec un voleur qui se promène la nuit, avec une grande poche sur le dos p-pis qui ramasse ce qui lui tente. Surtout des p-poules. Mais comme notre voleur est fin comme un renard, il en p-prend juste une par poulailler. De même, il a l’impression que ça paraît m-moins. Sauf qu’on dirait qu’il a le don de toujours choisir la meilleure p-pondeuse.
— C’est comme rien, constata Émilie, il connaît le coin.
— Comme le fond de sa p-poche. Le pire, c’est que tout le monde sait c’est qui.
— Pourquoi que vous lui faites pas savoir? demanda Caleb.
— Ben, p-parce qu’on l’a jamais vu faire. Je vous l’ai dit, il est fin comme un renard. Mais m-moi je me suis pas gênée pour lui dire ma façon de penser.
— Tu m’as pas dit ça, s’étonna Phonse.
— Qu’est-ce que tu veux, ça me prend tellement de temps p-pour parler que j’ai p-pas toujours le temps de tout te dire.
— Qu’est-ce que tu lui as dit au vieux? demanda-t-il.
— B-ben, j’étais allée porter des galettes chez la vieille Rocheleau. Comme le p’tit dormait, j’avais amené Jos avec m-moi. En revenant, je me dépêchais parce que je voulais p-pas que le p’tit se réveille avant que j’arrive. Le vieux b-bêchait dans son jardin. Il m’a saluée ben poliment p-pis il m’a dit que je marchais trop vite pour Jos. Ça fait que m-moi, je l’ai regardé bien en face pis j’ai dit:«M-mon jeune, lui, marche vite le jour, p-pas la nuit».»
Phonse éclata de rire. Lucie ne cesserait jamais de l’étonner. Il lui demanda ce que le vieux renard avait répondu.
«Il a pas répond. Il a juste égrandi les yeux p-pis il a dit «euhhhhhh...» C’est tout.»
Émilie sut qu’ils approchaient de l’eau. L’air s’était parfumé d’odeur de terre mouillée. Plus qu’une colline. Puis elle l’entendit. La Batiscan. Sa rivière. Le lit de ses longues heures de rêveries. Un discret clapotis qui promettait silence sur les secrets de ses confidents. Émilie oublia la piquante tristesse qui lui parlait au cœur et que seule Lucie avait réussi momentanément à faire taire.
«On a bien fait d’apporter des couvertes. La nuit est fraîche.»
Émilie eut conscience que son père avait parlé mais, absorbée qu’elle était par ses pensées, elle n’avait pas compris le sens de
Weitere Kostenlose Bücher