Les Filles De Caleb
jeunesse. Au seuil de la vie. La tête remplie de projets et de promesses de succès. Ovila ne dit pas un mot. Il sortit de la chambre et descendit l’escalier. Il se dirigea vers la porte, sans même parler à sa mère. Elle s’était levée et avait compris que dans le visage d’Ovila, il y avait ce chagrin gris. Cette douleur couleur de terre.
Ovila courut jusqu’à son atelier. Il déballa, seul, le meuble lourd, en le faisant glisser sur les planches. Puis, doucement, avec de multiples précautions, il commença à le défaire. Planche par planche. Joint par joint. Clou par clou. Emilie entra. Elle regarda Ovila qui travaillait en reniflant et en émettant des petits gémissements tellement discrets qu’ils faisaient plus mal à entendre qu’un grand cri. Elle ressortit et demanda à Rose et Marie-Ange de s’occuper des autres enfants. Elle leur demanda aussi de veiller à ce que leur père ne soit dérangé sous aucun prétexte. Puis elle marcha en direction de la maison de Félicité.
Ovila n’avait conservé que le fond et les premiers montants.
«Un meuble de six pieds par deux pieds et demi. Maudit fou Ovila! Maudit fou! Tu aurais dû faire un meuble de cinq pieds, ou deux meubles de quatre pieds. Comme ça, Télesphore aurait pas été tenté d’entrer dedans. Maudit fou! »
Télesphore fut placé dans un cercueil comme jamais on n’en avait vu à Saint-Tite. Un cercueil de chêne blond avec, sur les côtés, deux douzaines de ce qui ressemblait à des petits tiroirs. Scellés. Sans côtés et sans fond. On avait mis à Télesphore son costume de zouave. Il portait même ses chaussures parce que le cercueil était fermé par trois vitres bien claires sur lesquelles Télesphore ne fît aucune marque de doigt. Sur la vitre, il ne fît pas de buée non plus.
C’est quand il entendit la vitre éclater sous les cailloux de la première pelletée de terre qu’Ovila ouvrit enfin la bouche.
«Je pars, Emilie. Je m’en vas. Je veux pus rester dans ce maudit village de malheur. Viens-t-en avec moi. On va déménager à Shawinigan. On va tout apporter, Emilie, sauf mes outils. Je veux pus jamais les voir! Je veux pus jamais leur toucher!»
Leur départ fut rapide. Ovila avait quitté Saint-Tite pour Shawinigan le jour même de l’enterrement de son frère et c’est lui qui avait vidé sa chambre de son contenu. En deux jours, il avait réussi à résilier le bail de Télesphore pour la bijouterie et avait trouvé acheteur pour tout l’équipement qui s’y trouvait déjà. Il avait ensuite marché dans les rues de la ville et trouvé un logement neuf. Grand et bien éclairé. Il l’avait loué pour sa famille. Bail en poche et argent de Télesphore — deux cents dollars — bien plié dans ses bas, il était revenu à Saint-Tite pour aider Emilie. Il avait remis l’argent à sa mère mais elle n’avait voulu prendre que ce qui couvrait les frais des funérailles et de l’enterrement. Elle avait forcé Ovila à prendre la différence.
«Cet argent-là, Ovila, c’est l’argent de ton père. Je pense que ton père aurait voulu que tu le prennes. Astheure que tu as l’air décidé à partir d’ici...», elle s’était interrompue pour se moucher, «tu vas en avoir besoin. Si tu changeais d’idée, je voudrais pas que tu te gênes pour revenir. Ta maison va rester vide. Je permettrai pas qu’on la vende. »
Le premier mai, Ovila, Émilie et leurs huit enfants s’installaient à Shawinigan.
33.
Émilie n’avait jamais pris le temps de réfléchir à ce brusque déménagement. Elle avait suivi Ovila et tous ses tourments. Elle avait retiré les enfants de l’école, promettant à l’institutrice de terminer elle-même la matière avec eux si elle ne pouvait pas les inscrire à une autre école si tard dans l’année.
Elle arriva à Shawinigan en train, avec sept des huit enfants, Émilien et Ovila ayant fait le trajet en voiture et les ayant précédés pour placer leurs meubles dans le logement. Ils allèrent les accueillir à la gare. Émilie, pendant quelques secondes, eut l’impression qu’elle partait en vacances. Cette impression s’évanouit dès qu’Émilien et Ovila commencèrent à lui décrire tout le travail qu’ils avaient fait dans le logement.
«Vous allez trouver ça beau, moman. C’est pas aussi grand que la maison de Saint-Tite, mais on a grand en masse. Pis c’est tout neuf. Ça sent le bois, le plâtre frais pis la peinture.
— Pis,
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