Les Filles De Caleb
Émilie, le propriétaire nous a dit que si tu aimais pas la couleur, tu avais le droit de la changer. »
Émilie sourit. Le propriétaire, gentillesse suprême, l’autorisait à faire des changements. Elle se demanda si elle pourrait s’habituer à demander la permission à quelqu’un pour vivre à sa guise chez elle. Elle avait toujours habité dans «sa» maison sauf quand elle était à l’école, mais là encore, elle n’avait jamais eu à demander pour quoi que ce fût, sauf pour la salle de toilette.
Elle entra dans le logement et soupira de soulagement. Ovila avait vraiment choisi quelque chose de bien. Elle fit le tour des pièces avec lui, vérifiant d’abord la direction du soleil, ouvrant ensuite chacun des placards pour en suppoter la grandeur. Ovila la regarda en souriant. Pas une seule fois, elle n’avait pensé allumer les ampoules qui pendaient du plafond.
«Tu as rien remarqué de spécial, Émilie?»
Elle énuméra tout ce qui l’avait frappée, nommant d’abord la toilette puis l’évier et le robinet de la cuisine mais jamais elle ne mentionna l’électricité. Ovila, finalement, la prit par la main et, refaisant le tour du logement, appuya sur tous les commutateurs. Comprenant le jeu, Émilie appela les enfants pour qu’ils voient «la lumière». Ceux qui étaient assez grands se postèrent chacun près d’un commutateur et firent clignoter les lumières jusqu’à ce qu’ils s’en désintéressent. En moins de cinq minutes, cette nouveauté n’avait déjà plus d’attrait ou de mystère pour eux.
Émilie s’empressa de trouver une épicerie et acheta les éléments de base dont elle garnit son nouveau et petit garde-manger. Ils soupèrent autour de leur table qui, au grand étonnement d’Ovila, avait semblé prendre des proportions insoupçonnées durant la journée. Il se dit qu’il lui faudrait en faire une nouvelle, ronde, avec deux panneaux de rallonge puis, se rappelant sa promesse de ne jamais plus toucher à des outils, balaya cette idée de son esprit. Leur table resterait comme elle l’était. Encombrante.
Émilie ne ferma qu’un œil durant sa première nuit. Elle se tourna et se retourna, se demandant si un jour elle s’habituerait aux bruits incessants de cette ville. Elle se sentit bien loin de son Bourdais, là où seuls le beuglement des vaches, le hennissement occasionnel d'un cheval, le cri des oiseaux nocturnes, le chant des criquets et le coassement des grenouilles se permettaient de troubler le silence de la nuit. Elle pensa que cette symphonie de la nature avait toujours bercé ses rêves. Ce n’était pas comme ce grondement lointain des usines de pâtes et papier, ces éclats de voix ponctués de cris qui entraient par sa fenêtre, ce bruit des machines qui roulaient sans arrêt, ces portes qu’elle entendait claquer si fort qu’à deux reprises elle avait eu l’impression qu’il s’était agi de la porte de sa chambre, ce gargouillis de tuyauterie qui envahissait la maison chaque fois que ses voisins du dessus ouvraient un robinet dans la cuisine ou tiraient la chasse de la toilette.
Elle se tourna vers Ovila. Il respirait si légèrement qu’elle sut qu’il ne dormait pas.
«Ovila?
— Hum...
— Tu dors pas non plus?
— Je peux pas dormir parce que ma femme a la pi tourne.
— Est-ce qu’il va toujours y avoir autant de bruit?
— Quel bruit, Émilie?»
Elle ne répondit pas. Ovila, lui, avait connu autre chose que la tranquillité de la nuit à la campagne. Il avait dormi des nuits et des nuits dans les chantiers, entouré de dizaines de ronfleurs probablement tous plus bruyants les uns que les autres. Il avait l’habitude des toux étrangères, des raclements de gorge, des gaz de fèves au lard, des rots de digestions difficiles, des craquements rythmés de lits accompagnés de respirations saccadées. Il avait l’habitude d’entendre les plus jeunes hommes étouffer les sanglots de leur ennui sous des couvertures malodorantes ou les plus sensibles appeler leurs douces dans leur sommeil, crier leur crainte d’un surveillant ou leur peur d’un accident.
Elle s’endormit enfin, ratant de justesse l’arrivée des premières lueurs du soleil sur Shawinigan. Ovila l’embrassa et lui dit que les jeunes faisaient le raveau. Elle se leva et se dirigea vers la cuisine, chauffer le poêle pour faire du gruau et des rôties. Elle alla chercher Alice et lui
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